Vrai ou Faux - L’expertise des objets d’arts et de collection. Mosaïque d’articles sur le dépistage des faux, réalisée par une trentaine de spécialistes de l’Union Française des Experts, unique en son genre, ce livre s’adresse aux néophytes, comme aux amateurs avertis. Il aborde des domaines aussi divers que les meubles, la céramique, les objets archéologiques, la peinture, les armes, le verre… montrant quels sont les indices permettant de déceler les faux et relatant l’histoire de faux célèbres. (L’Union Française des Experts – Editions L’Estampille / L’objet d’Art.)
Gilles Perrault
S’il est connu que l’être humain est prêt à commettre certaines exactions pour s’enrichir rapidement, certains esprits astucieux rivalisent d’ingéniosité, profitent de la désinformation ou tout simplement de la crédulité des autres. Ce phénomène n’est, hélas, ni nouveau, ni spécifique au domaine de l’objet d’art. L’exemple que nous avons choisi ici relève de l’anecdote, mais mérite d’être exposé, car il est significatif d’astuces légales utilisées pour contourner la loi concernant les faux et les usages de faux remontons le cours de l’histoire pour nous propulser dans les années 1910 à Montmartre, et plus précisément place du Tertre. La butte est alors encore couverte de maisons entourées de jardins où les parisiens viennent se promener le dimanche, et parfois même s’encanailler au Moulin de la Galette.
Venu de sa Corrèze profonde, Emile Boyer, né le 30 juin 1877, est un pauvre hère. Il tient une échoppe plus qu’une boutique, place du Tertre où il vend des marrons et des frites aux pèlerins du Sacré Cœur l’hiver, et fait de la brocante l’été. Très vite, il se lie d’amitié avec les peintres montmartrois comme Maurice Utrillo et Amedeo Modigliani puis Tsugouharu Foujita et Gen Paul (photo 1, photo 2).
Las de sa condition, s’estimant aussi capable que ses congénères de bohèmerie, il se pique bientôt d’égaler Utrillo dont il vend les toiles échangées contre quelques bouteilles de vin rouge fournies par son frère marchand de vin et de charbon.
N’ayant aucune étude de dessin ni de peinture, il s’essaie d’abord avec des cartes postales de Montmartre dans le style d’Utrillo (photo 3). Il se trouva alors aspiré par l’ascension de ce dernier et connut un vif succès alimenté par le côté pittoresque de son personnage. Grisé par la gloire, qui à l’époque égalait celle de son ami, la “Pomme” du bonhomme fut sollicitée par le tout Paris. Ses toiles aux perspectives malhabiles se couvrirent de couleurs audacieuses et subtiles. Fort de son succès, il reçut de nombreuses commandes comme le portrait de la princesse Murat et celui du Mikado. Mais au fil des longues discussions de comptoir, le succès d’Utrillo l’irritait au point qu’il décida de prouver à ses amis que non seulement, il était son égal par sa production, mais aussi, lui était supérieur puisqu’il allait le copier et même pousser le culot jusqu’à vendre ses faux Utrillo parmi des vrais, le tout mélangé à quelques Emile Boyer.
Et l’affaire marcha…
Combien en fit-il, nous ne le savons plus aujourd’hui. Ses petits enfants pensent que son amour propre a limité cette production à une vingtaine d’œuvres au plus car il s’estimait plus malin et plus à la mode qu’Utrillo, et son but était atteint. Les amateurs furent facilement bernés, par confiance et par manque de recul sur l’œuvre des deux compères (photo 4).
Aujourd’hui, il est relativement facile de discerner les faux réalisés par Emile Boyer, en comparant notamment les personnages typiques de l’un et de l’autre. Cette expertise ne peut être basée que sur des critères visuels puisque l’un et l’autre se fournissaient chez la même marchande de couleurs, rue Ravignan juste à côté du Bateau Lavoir. Où les choses se compliquent, c’est que le succès d’Emile Boyer suscita, déjà à l’époque, quelques faux issus de jeunes peintres sans le sou, comme nous allons le découvrir ensemble dans les autres chapitres.
Puis, aussi brusquement qu’il avait connu la gloire, il sombra dans l’oubli vers 1935, et mourut en 1948 très démuni et ignoré du grand public.
L’exposition de 1973 au musée Montmartre
Il faut attendre presque 40 ans pour qu’Emile Boyer revienne sur la scène. Une exposition au début de l’année 1973 lui fut consacrée au musée de Montmartre ainsi qu’à la galerie Marcel Bernheim. Elle ne connut pas suffisamment de succès pour sortir Boyer de l’indifférence du grand public et le remettre en selle derrière Utrillo.
Gen Paul, Gerald Schurr et d’autres amis et admirateurs du peintre clamèrent pourtant haut et fort la fraîcheur de sa peinture faussement naïve, rien n’y fit. Sa cote ne s’envola pas comme celle d’Élisée Maclet ou de Leprin, et ses amateurs ne peuvent que s’en réjouir car il reste aujourd’hui l’un des derniers montmartrois abordables de l’époque d’Utrillo.
Les Jean Boyer et les faux Emile Boyer
Connu des spécialistes, répertorié dans le Bénézit (qui lui consacre une demi-page), Emile Boyer devint vers les années 1980 un prêté nom. Un peintre peignant à la manière d’Édouard Cortès et de Galien Laloue, des scènes d’animation des places de la Concorde, de l’Opéra, ou des Champs-Élysées prit comme pseudonyme Boyer (photo 5).
Confondu un peu hâtivement par les experts avec Emile Boyer, dont la production n’a aucune ressemblance, toutes les ventes aux enchères l’annoncèrent comme étant le “bonhomme”. Les annuaires des cotes répercutèrent les libellés des catalogues. Sur trente tableaux vendus de juillet 1986 à juillet 1987, 25 sont de Jean Boyer, deux demandent une expertise approfondie et seulement trois sont d’Emile Boyer.
Faute de connaisseurs avertis, la cote des Jean Boyer a fait chuter celle d’Emile Boyer. Sa production, dont les sujets ne se renouvellent guère, est très abondante et soutenue par des experts et des marchands. Si ce peintre moderne, qui produit toujours, n’est pas à proprement parler un faussaire, comme a pu l’être en son temps Emile Boyer à l’encontre d’Utrillo, le fait de laisser planer une erreur aussi importante peut devenir à la longue gênant : autant pour lui qui n’apparaît pas sous son vrai nom, que pour l’œuvre du naïf qui se trouve déracinée.
Quant au client, il est dupé non seulement sur l’artiste, mais aussi sur la valeur intrinsèque du tableau puisqu’il ne s’agit que de pastiches de scènes de rue de la fin du siècle dernier. Jean Boyer ignore peut-être, tout comme ses revendeurs, que les catalogues de ventes et les annuaires le prénomment Emile et annoncent son décès en 1948 ? Il est de notoriété publique que les morts votent dans certains départements, pourquoi ne peindraient-ils pas dans d’autres ?
Les vicissitudes posthumes du peintre montmartrois continuent encore, comme dans une pièce à rebondissements. Depuis à peine 5 ans, un peintre qui se prénomme paraît-il Etienne, signe E. Boyer comme l’ami d’Utrillo, et se complaît dans les vues de la butte comme le “Lapin Agile” ou “le Moulin de la Galette” du début du siècle.
Le flou plane suffisamment pour que les commissaires-priseurs annoncent, en toute bonne foi ses tableaux comme étant de l’ex-brocanteur. Quant aux marchands ou aux particuliers qui se portent acquéreurs des “Etienne Boyer”, les catalogues des ventes servent de certificats d’authenticité.
Ne fais pas aux autres…
L’épilogue de cette histoire pourrait être qu’Emile Boyer, Jean Boyer, Etienne Boyer et bien d’autres n’auraient pu démarrer et vivre de leur art sans profiter de façon plus ou moins volontaire du nom d’un artiste illustre. Y a-t-il fraude dans tous les cas ? Où commence-t-elle ? Est-elle bénéfique aux artistes ? Je vous laisse à votre réflexion, et pour reprendre les termes d’un célèbre commissaire-priseur qui s’identifie au renard, je dirai : l’important n’est-il pas d’acheter ce que l’on aime ?