Un grand nombre d'œuvres de Jean Prouvé ou de Charlotte Perriand contrefaites.
Clarisse Fabre
Depuis quelques jours, un talentueux ébéniste ukrainien sème le trouble chez les marchands de mobilier des années 1930-1950. Une vaste affaire de contrefaçon, dévoilée par le parquet de Bordeaux, a en effet de quoi inquiéter. Mardi 25 novembre, les enquêteurs de la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Bordeaux ont interpellé un ébéniste de 30 ans et cinq autres personnes, suspectés d'avoir contrefait et écoulé du mobilier de créateurs illustres du XXe siècle : Charlotte Perriand, Jean Prouvé, Alexandre Noll et Pierre Chareau.
Lors de sa garde à vue, l'artisan ukrainien, installé en France, a reconnu avoir fabriqué des "faux" à la demande d'un "peintre parisien", mort en 2006, qui est surtout connu pour ses copies de grands maîtres. Des membres de sa famille auraient ensuite pris le relais : la femme du peintre, sa fille (une avocate bordelaise), son fils et la compagne de celui-ci. Tous les quatre ont été mis en examen, jeudi 27 novembre, et placés sous contrôle judiciaire pour association de malfaiteurs, contrefaçon, recel de contrefaçon en bande organisée et escroquerie.
Considéré comme le "cerveau" de la bande, le fils du peintre a été écroué. Pour des raisons de santé, un sixième individu qui écoulait la marchandise grâce à son carnet d'adresses n'a pas été mis en examen. Ni l'ébéniste ukrainien, pour l'instant du moins : "Il ne faisait pas partie du premier cercle, et il semble qu'il ait subi une forme d'exploitation", explique le vice-procureur et représentant de la JIRS de Bordeaux, Christian de Rocquigny. Le jeune homme aurait été recruté en 2001 alors qu'il était sans papiers. "Le peintre lui a d'abord demandé de réparer un meuble. Puis, voyant qu'il savait faire, il lui a proposé de copier tel mobilier, d'y apposer la signature d'un designer célèbre. Et ainsi de suite", poursuit le magistrat.
L'artisan a d'abord travaillé dans un atelier à Vanves (Hauts-de-Seine), puis dans le chai d'un château situé à Prignac-et-Marcamps (Gironde). Il aurait rompu tout contact avec la famille du peintre courant 2007, après avoir trouvé un emploi stable d'ébéniste et obtenu sa régularisation.
Mais l'ébéniste pourrait à nouveau être entendu par la justice : les enquêteurs ne l'ont pas encore interrogé sur une série de tables, saisies le 25 novembre. Et pour cause, ils n'ont appris que "tardivement" que le mobilier en question était attribué à Jean Prouvé ! Ces meubles font actuellement l'objet d'une expertise.
Au total, une soixantaine de "faux" auraient été découverts aux domiciles des six suspects : une quinzaine de tables signées Perriand, une vingtaine de sculptures Noll, quelques exemplaires de la lampe dite "Religieuse" de Chareau, et des tables Prouvé. L'enquête a démarré en juillet, à la suite d'une dénonciation émanant d'un "proche" de la famille du peintre.
Selon un article paru dans Sud-Ouest, jeudi 27 novembre, les meubles auraient été vendus par des galeristes de renom en France et aux Etats-Unis, et "proposés dans des maisons de vente comme Drouot ou Tajan". Pour l'heure, le vice-procureur de Bordeaux refuse de livrer des noms : "On a des traces de virements chez certains commissaires-priseurs, mais on ignore s'il y a eu des complicités. Entre 2005 et 2008, le trafic a généré 1 125 000 euros de bénéfices. Une copie de table Prouvé aurait été vendue pour 180 000 dollars aux Etats-Unis."
Reste à remonter la filière : identifier les marchands qui ont pu vendre la marchandise, retrouver les acheteurs bernés, etc. Interrogée par Le Monde, la maison Tajan s'agace de voir son nom cité, à deux semaines d'une vente prestigieuse de meubles Arts déco : "Nous traitons directement avec les ayants droit de Perriand, Prouvé et Noll. Jamais nous n'avons eu de mal à authentifier les oeuvres", explique un membre de la direction. Les galeristes parisiens réputés pour leur collection de Perriand et Prouvé, tels Patrick Seguin et François Laffanour (Downtown), n'ont pu être joints malgré plusieurs tentatives. Spécialiste de Jean Prouvé, la commissaire-priseur Sylvie Teitgen a bien voulu s'exprimer. Installée à Nancy, où le designer ouvrit un atelier, elle a fait affaire avec le peintre parisien et son fils, en toute bonne foi précise-t-elle. "J'ai organisé deux ou trois ventes en 2004-2005. C'était une belle fabrication mais, rapidement, je me suis méfiée. Les mobiliers Perriand et Noll arrivaient en trop grande quantité. En revanche, je n'ai jamais eu de doute sur les oeuvres de Prouvé. Je tomberais des nues si l'on me disait que ce sont des faux !", s'étonne-t-elle. Même des anciens ouvriers de Prouvé, qui lui rendent régulièrement visite, "n'ont rien trouvé à redire". Ou alors, ajoute-t-elle, l'ébéniste ukrainien est un "génie"...