Une maison new-yorkaise disperse jeudi des archives personnelles et plusieurs oeuvres du maître. Une vente qui fait bondir son arrière-petit-fils.
Marion Cocquet
Sur les photographies, Renoir porte beau, malgré sa maigreur et la polyarthrite qui lui déforme déjà les mains. Il a son fameux foulard à pois et ses lunettes cerclées, une barbe de patriarche, de gros godillots. Certains de ces portraits de famille qui le représentent dans ses dernières années doivent être vendus aux enchères jeudi à New York par la maison Heritage Auctions parmi d'autres memorabilia : des lettres à ses proches ou à ses vendeurs, son acte de mariage, son livre de comptes ou sa Légion d'honneur, sans oublier les lunettes et le foulard de soie. Ce sera peut-être la dernière fois que les archives personnelles du maître seront ainsi réunies, à l'occasion de ce que son arrière-petit-fils, Jacques, nomme dans une lettre ouverte à la ministre de la Culture un "nouveau dépècement de l'intimité de Renoir".
Pourquoi "nouveau" ? Parce que ces pièces ont connu une première vente en 2005. Leur propriétaire d'alors était Paul Renoir, fils unique de Claude dit "Coco", le plus jeune des trois garçons du peintre. À la mort de son père, en 1919, Coco hérite de la propriété des Collettes à Cagnes-sur-Mer, qui fut la dernière demeure de Renoir, et de ce que la maison contient. Il la vend en 1958 à la municipalité qui y ouvre deux ans plus tard un musée. Dans les années 1980, Paul part vivre au Canada puis aux États-Unis, emportant avec lui les archives ; ce sont probablement des problèmes de trésorerie qui le poussent alors à vendre la collection. À l'époque, ses cousins, Jacques et sa soeur Sophie en tête, s'émeuvent et lancent un appel à l'État et aux musées français afin que les archives rentrent, en mains publiques, dans leur pays d'origine. Problème : elles sont proposées d'un bloc, quand les musées ne s'intéressent qu'à certaines pièces.
Le dernier tableau
L'ensemble, estimé entre 250 000 et 350 000 dollars, est finalement emporté par une galerie de l'Arizona, Rima Fine Art, le probable vendeur des enchères de jeudi. Cette fois-ci, les pièces sont proposées par lots. Et la vente est bien plus importante puisque plusieurs plâtres ont été ajoutés aux archives, réalisés dans les dernières années de sa vie par Renoir avec Richard Guino, un jeune et talentueux élève de Maillol. Ainsi qu'une toile, Les Bécasses, présentée par Heritage Auctions comme étant "probablement" la dernière oeuvre du maître.
Or Jacques Renoir conteste ce statut et attaque dans sa lettre Virginie Journiac, ancienne conservatrice au musée de Cagnes-sur-Mer, qui fut la première à affirmer, dans un ouvrage publié en 2013, que le petit tableau était le dernier. L'arrière-petit-fils du maître estime que l'ouvrage en question, Le dernier Renoir, porte atteinte à plusieurs titres à la mémoire de son aïeul, et sert uniquement de faire-valoir à la vente d'Heritage. Le statut de "dernière oeuvre" "conférera indéniablement [aux Bécasses] une valeur particulière lors de la vente", souligne Jacques Renoir. De fait, l'oeuvre, qui fut vendue en 2012 par Artcurial Deauville au prix de 30 000 euros, est estimée à New York entre 80 000 et 120 000 dollars.
"J'ai exhumé le témoignage du médecin personnel de Renoir qui était présent la veille et le jour de son décès, répond Virginie Journiac. Aucun historien ni expert ne s'y est jamais intéressé. Par ailleurs, mon livre énumère toutes les hypothèses - nombreuses et contradictoires - sur le dernier tableau du maître." "Lorsque la maison Heritage a eu mandat de vendre cette collection, elle m'a naturellement contactée, car j'étais la plus apte, en ma qualité d'ex-conservatrice du musée Renoir et désormais agréée par la Chambre européenne des experts, à expliquer l'intérêt de cette collection", se défend encore l'intéressée, qui dit avoir porté plainte pour diffamation contre Jacques Renoir.
Vénus
La lettre de Jacques Renoir mentionne en outre le procès qui, entre 2003 et 2008, a opposé, au sujet des plâtres vendus jeudi, les ayants-droit de Richard Guino, d'une part, et la galerie Rima, d'autre part. Suite à la reconnaissance tardive, en 1973, du statut de coauteur du sculpteur, une convention avait en effet été signée en 1982 entre les familles Guino et Renoir, qui prévoyait la réalisation d'une dernière édition originale des oeuvres et la remise ultérieure des plâtres originaux à des musées. Le procès américain interrompt, à l'époque, le projet de la galerie (en association avec Jean-Emmanuel Renoir, fils de Paul) de réaliser des tirages des oeuvres dont elle possédait les plâtres.
Or la plupart des pièces vendues jeudi par Heritage Auctions, comme la "grande Vénus Victrix", sont décrites dans le catalogue comme des "plâtres originaux", mais portent, en note, la mention de "plâtre original de fonderie", protégé ou non par copyright. "Il existe plusieurs plâtres originaux, car l'original était fait en terre glaise", explique Virginie Journiac. "Plusieurs moulages ont été tirés à l'époque, à la fois par mesure de sécurité et pour alimenter les différentes fonderies.”
"Le plâtre original est celui qui est issu directement de la terre, il est unique", conteste Gilles Perrault, expert agréé par la Cour de cassation qui est, par le passé, intervenu à plusieurs reprises dans le dossier Guino-Renoir. Il porte des traces qui permettent à un spécialiste de le différencier des plâtres d'atelier (aussi appelés plâtres de travail ou de fonderie, NDLR) qui en ont été tirés pour être utilisés dans les fonderies". La notion de "plâtre original de fonderie" n'a donc "pas de sens", estime-t-il, "d'autant que les plâtres de fonderie sont considérés, en droit, comme des outils". C'est bien au prix d'un original que la "grande Vénus Victrix" est pourtant estimée : entre 900 000 et un million de dollars.
"Figure sacrée"
Au moins la vente devrait-elle cette fois permettre à des musées français d'acheter certaines pièces. "Certains conservateurs se sont rendus aux États-Unis pour se porter acquéreurs, et Cagnes-sur-Mer est également intéressée par certains lots", explique Jacques Renoir. La maison de vente confirme. "De nombreux musées sont venus voir la collection, pour la plupart français", explique ainsi à l'agence France-Presse Brian Roughton, directeur des beaux-arts chez Heritage, qui ne nomme pas les musées en question, mais assure qu'il s'agit "des plus importants". "Renoir est une figure tellement sacrée, tellement importante pour l'art impressionniste et l'art en général", souligne-t-il. "Nous sommes fiers" de présenter cette collection qui "permet aux gens d'en savoir plus sur l'homme, le mari, le père et l'artiste", ses inquiétudes, mais aussi l'amour qu'il portait à ses proches.
Jacques Renoir, pour sa part, tire davantage fierté du film de Gilles Bourdos consacré au peintre, et dont son livre Le tableau amoureux a inspiré le scénario. Le film a en effet été choisi pour représenter la France aux Oscars en 2014.