Loin du secret des ateliers ou de la reconnaissance des musées, quand l'oeuvre devient l'héroïne des prétoires, quel regard porte la justice sur le geste artistique, son sens et ses limites ? Si les tribunaux sont les reflets de leur époque, leurs jugements en matière d'art répondent toujours à d'étonnantes questions, qu'il s'agisse de création, de commerce, ou encore de la capacité de l'art à transgresser les normes.
Céline Delavaux, Marie-Hélène Vignes
Les empaquetages de Christo sont-ils des oeuvres protégeables ? Le peintre Whistler pouvait-il refuser de livrer un tableau commandé et déjà payé ? Une jeune femme avait-elle le droit d'embrasser un monochrome de Twombly ? L'art peut-il librement s'emparer des symboles religieux à des fins publicitaires ? Peut-on légitimer l'exposition publique de cadavres humains ?
Nourris d'archives inédites, Les Procès de l'art parcourent des siècles de création, de Véronèse à Dan Flavin, en passant par Poussin, Renoir ou Magritte. Au fil de ces affaires, les "règles de l'art" qui se dessinent peu à peu, confèrent un statut particulier à l'oeuvre et à l'artiste. Qu'est-ce qu'un auteur ? Qu'est-ce qu'une oeuvre ? Que sont le faux, l'originalité, l'authenticité ? A ces grandes questions esthétiques et philosophiques, il existe des réponses... juridiques.
Une enquête passionnante dans les coulisses de l'art ! Qu'est-ce qu'un auteur ? Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art ? Comment distinguer le faux de l'authentique ? Peut-on librement copier, reproduire ou modifier un tableau ? Un ready-made est-il une oeuvre d'art ? À ces grandes questions esthétiques et philosophiques, il existe des réponses... juridiques ! Plusieurs procès ont en effet dû trancher ses problèmes, à partir de cas souvent surprenants.
À partir d'une sélection d'affaires, célèbres ou méconnues, cet ouvrage montre comment le droit est amené à donner sa propre définition de l'art.
Des milliers de faux en circulation…Qu’est-ce qu’un bronze original ?
Ceux qui fréquentent les prétoires savent bien que le droit d’auteur n’est pas l’apanage des chambres civiles. Un arsenal de sanctions pénales a été mis en place par le législateur pour dissuader les contrefacteurs de porter atteinte aux intérêts des auteurs et de leurs ayants droit. Aussi est-il courant que les contrefacteurs de tout poil échouent devant le Tribunal correctionnel. Ce qui l’est moins, c’est que l’affaire porte sur des œuvres d’art, car les poursuites pénales concernent la plupart du temps l’exploitation indue d’articles de mode et, dans une moindre mesure, de biens provenant des « industries culturelles » (films, musiques, logiciels, jeux, etc.). Mais il est encore plus rare que les œuvres d’art soumises au juge répressif aient été contrefaites par milliers et, qui plus est, revendues à des prix astronomiques à des amateurs fortunés. C’est pourtant ce qui s’est produit en Haute-Saône, lorsqu’une instruction a permis de démanteler le vaste réseau d’un habile faussaire, spécialiste du bronze.
L’enquête commence en août 1991 par un contrôle de routine de l’activité d’une entreprise de Luxeuil-les-Bains qui révèle certaines anomalies, telles le défaut de paiement de cotisations sociales, mais aussi une certaine opacité dans la gestion de la société. Au même moment, le SRPJ (Service régional de police judiciaire) de Dijon apprend d’un informateur anonyme qu’un certain Guy H. se livrerait au commerce de faux bronzes de Rodin, de Pompon et de Mène, qui seraient justement fondus dans les locaux de cette société de Luxeuil-les-Bains, l’ancienne fonderie Balland… Le Parquet ouvre aussitôt une information, confiée au juge d’instruction de Lure. Celui-ci met en place écoutes téléphoniques et filatures qui révèleront que Guy H. est le véritable responsable de la fonderie de Luxeuil-les-Bains. On apprend également qu’il confie des travaux à une fonderie voisine, les établissements G., ainsi qu’à la fonderie Georges Rudier en région parisienne et qu’il possède un atelier de ciselure à Nogent-sur-Marne. Les services de police mettent ainsi progressivement au jour l’extraordinaire filière de faux bronzes de Guy H. qui sera finalement interpelé en janvier 1992. Les perquisitions effectuées dans les fonderies où il a été repéré et à son atelier de ciselure permettront la saisie d’un nombre impressionnant de moules, plâtres et bronzes attribués à une quarantaine d’artistes et au premier chef à Rodin. Au terme de cinq années d’investigations, le juge d’instruction de Lure clôture l’information et renvoie Guy H. devant le Tribunal correctionnel pour y répondre des délits de contrefaçon d’œuvres de trente-neuf artistes, de débit d’ouvrages contrefaits [1] et d’escroquerie. Trois autres personnes se retrouvent dans le box des prévenus : M. R., employé de l’une des fonderies impliquées, ainsi que deux commissaires-priseurs, tous trois poursuivis du chef de complicité d’escroquerie. Dix parties civiles se sont constituées dans le camp adverse, dont les héritiers de Camille Claudel, la Fondation Dina Vierny-Musée Maillol et le Musée Rodin [2]. Il faut savoir que ce dernier avait déjà eu l’occasion de porter plainte contre Guy H. fin 1989 lorsqu’il avait découvert un tirage suspect de L’Ève au rocher mis en vente dans sa boutique.Marchands et collectionneurs de bronzes retiennent leur souffle lorsqu’en janvier 1997 s’ouvre enfin le procès devant le Tribunal correctionnel de Lure. Assisté de Maître Olivier Metzner, Guy H. retrace brièvement son parcours professionnel. Ancien industriel en pharmacie vétérinaire à Dijon, le prévenu collectionne de longue date les bronzes dont il se flatte de posséder la plus grande collection en France. Il a abandonné la pharmacie pour se lancer dans le commerce de bronzes qu’il vend tantôt aux enchères, tantôt à la boutique Les Ducs de Bourgogne qu’il a ouverte en 1979 au Louvre des Antiquaires. Mais la provenance des œuvres manque singulièrement de clarté. Les magistrats interrogent le prévenu sur le processus d’édition et de commercialisation des bronzes qu’ils jugent « emprunt d’un flou plus qu’artistique ». Guy H. apporte des modèles à l’une des fonderies qui coule ses bronzes sans aucun signe ou marque de fabrique. Bruts de fonderie, ces bronzes sont ensuite acheminés par M. Hain à la fonderie Georges Rudier qui a pour mission de les monter, ciseler et patiner. Lors de cette finition, les pièces sont numérotées et revêtues de la signature « Georges Rudier, fondeur ». Les entreprises et les artisans qui collaborent à la fonderie ou à la patine des bronzes sont compartimentés, le seul lien entre eux étant Guy H., « un homme qui fait tout et n’apparaît nulle part ». Entendus lors de l’enquête, les uns et les autres déclareront en chœur ne pas connaître la destination des bronzes.
Le Tribunal détaille ensuite le mode de fabrication des sculptures revendiqué par Guy H. : l’alliage particulier de cuivre, de zinc et d’étain, de même que le procédé dit « au sable » correspondent à la recette qu’avait mise au point la fonderie Alexis Rudier pour les bronzes de Rodin. Quant à la provenance des plâtres et modèles utilisés pour pratiquer la fonte, elle reste obscure : les déclarations du prévenu ont varié d’un interrogatoire à l’autre, d’autant plus fâcheusement qu’il semble désormais n’en avoir plus aucune mémoire. L’un des artisans entendus admet pour sa part avoir effectué des moules à partir de statues fournies par Guy H., ce qui laisse à penser que certaines pièces saisies ont été produites par surmoulage. Une expertise pratiquée sur cinq tirages du bronze monumental de Rodin, L’Âge d’Airain, révèle enfin que la signature du fondeur a été maquillée : le prénom de Georges Rudier a été remplacé par celui d’Alexis, pour faire croire à un tirage ancien du célèbre fondeur. Les macrophotographies réalisées à l’endroit de la marque du fondeur font apparaître des traces de lime et l’expert a même retrouvé la queue d’un G et le reste d’un R attestant de la substitution de prénom ! Le repatinage destiné à crédibiliser une fonte ancienne n’a pas abusé l’expert qui précise que ce bronze n’a pu être réalisé du temps de Rodin. Ayant passé en revue les objets placés sous scellés, le Tribunal souligne que « l’inventaire des objets saisis caractérise l’inondation du marché de l’art par Guy H. ». Celui-ci a reproduit des œuvres tombées dans le domaine public, mais aussi des sculptures encore protégées par le droit d’auteur, telles les Boffill, Guino, Claudel ou Maillol saisis lors de l’enquête. Les jugent évaluent les ventes réalisées pour le compte de Guy H. depuis 1987 à près de 30 millions de francs, un faux Baiser de Rodin ayant par exemple à lui seul atteint le prix 4 250 000 francs ! Ces ventes que le faussaire a effectuées à l’aide de prête-noms sont intervenues par l’intermédiaire de commissaires-priseurs, certains d’entre eux ayant tout de même refusé de prêter leur concours à la commercialisation de bronzes qu’ils estimaient faux.
Par jugement du 28 février 1997, le Tribunal correctionnel de Lure condamne Guy H. à une lourde peine de quatre ans d’emprisonnement ferme et à 200 000 francs d’amende pour contrefaçon, débit d’œuvres contrefaites et escroquerie. Les victimes du faussaire se voient allouer plus de 4 millions de francs de dommages-intérêts et frais. Les faits reprochés étant « d’une particulière gravité », la publication du jugement est ordonnée dans Le Monde, Le Figaro et La Gazette Drouot. Le Tribunal relève au passage que les agissements de Guy H., « déjà condamné à de nombreuses reprises, notamment pour des faits similaires », ont contribué à rendre le marché « peu crédible ». Une dénonciation anonyme reçue en juillet 1995, selon laquelle Guy H. serait susceptible de poursuivre ses agissements, conduit le Tribunal à lui décerner un mandat d’arrêt. Le fondeur M. R. bénéficie quant à lui d’une relaxe, de même que les deux commissaires-priseurs qui avaient proposé environ deux cents pièces de Guy H. en ventes publiques de 1987 à 1991 : les anomalies des bronzes n’étant pas visibles à l’œil nu. On peut tout au plus leur reprocher une certaine légèreté ou une absence de vigilance, ce qui ne constitue pas un délit pénal.
Guy H. qui a toujours farouchement nié les faits interjette appel du jugement, de même que certaines parties civiles et le Parquet qui met toujours en cause le fondeur M. R. et les deux commissaires-priseurs. Estimant que la première expertise étant insuffisante, la Cour d’appel de Besançon ordonne avant toute chose un supplément d’information et désigne les experts Perrault et France pour examiner cette fois plus de 2 500 bronzes et plâtres ! [3] Cette expertise hors normes va permettre l’identification de bronzes provenant de quatre-vingt-dix-huit artistes, sans compter les anonymes. Les trois jours d’audience que consacre la Cour d’appel à cette affaire confirment que Guy H. a fait usage d’artifices divers aux fins de présenter et vendre les bronzes comme des œuvres authentiques provenant de fontes anciennes. Ces manœuvres ont entre autres consisté à apposer frauduleusement le nom des principaux fondeurs de Rodin (tels Alexis Rudier, ou encore Barbedienne), mais aussi à omettre de porter la mention « reproduction » devenue obligatoire depuis l’entrée en vigueur d’un décret du 3 mars 19814. La Cour reproche en outre à M. Hain d’avoir utilisé sciemment de faux certificats d’authenticité.
Une discussion inédite va s’instaurer sur la notion d’authenticité d’un bronze. Guy H. se prévaut en effet d’un arrêt de la Cour de cassation du 18 mars 1986 qui énonce que « le fait que le tirage limité des épreuves en bronze soit postérieur au décès du sculpteur n’a aucune influence sur le caractère d’œuvre originale… » [5]. Il défend par conséquent bec et ongles l’authenticité des bronzes provenant de ses fontes post mortem. Il concède que le Code général des impôts a limité à douze le tirage des sculptures dites « originales » – soit huit exemplaires et quatre épreuves d’artiste [6] –, mais il s’empresse d’observer que cette disposition de nature purement fiscale n’est pas reprise en droit d’auteur et n’a donc pas vocation à s’appliquer au litige. Non sans habileté, Guy H. plaide enfin que l’absence de la mention « reproduction » sur les bronzes réalisés est passible d’une simple contravention [7], au demeurant prescrite, et ne constitue donc en aucun cas le délit d’escroquerie ou de contrefaçon. Pour condamner Guy H., la Cour d’appel de Besançon n’a d’autre choix que de forger sa propre définition du bronze original : « Le bronze original se caractérise par trois éléments : un tirage limité, une identité parfaite avec celui voulu par l’artiste et une édition à partir d’un plâtre original. »
En dernier lieu, la question se posait de savoir si la qualification de contrefaçon était appropriée à tous les bronzes saisis. Il ne fait aucun doute que les copies d’œuvres encore protégées par le droit d’auteur sont des contrefaçons lorsqu’elles n’ont pas été autorisées par l’artiste ou ses ayants droit. Mais qu’en est-il des reproductions d’œuvres tombées dans le domaine public ? Guy H. rappelait à raison qu’une œuvre du domaine public peut être exploitée sans autorisation des ayants droit. Pourtant, les juges n’ont pas hésité à incriminer tous les bronzes litigieux qu’ils soient encore protégés ou, à l’instar de ceux de Rodin, déjà tombés dans le domaine public : « Les bronzes […] qui ne portent pas la marque sincère du fondeur qui les a réalisés, ni la mention reproduction, qui ont été vieillis artificiellement pour faire croire aux collectionneurs normalement avisés qu’il s’agit de fontes anciennes, qui en raison du nombre de tirage ne sont pas exactement fidèles à l’œuvre originale ou maîtresse réalisée par l’artiste par un affaiblissement des traits, qui ont subi des artifices pour pallier à une patine trop récente, constituent des contrefaçons d’œuvres de l’esprit portant atteinte au droit moral des artistes dont l’œuvre est tombée dans le domaine public et notamment d’Auguste Rodin à qui Guy H. a même attribué une œuvre non créée par celui-ci. » C’est donc au nom du droit moral – auquel la loi reconnaît un caractère perpétuel [8] –, que le faussaire est condamné pour contrefaçon.
Dans son volumineux arrêt du 28 juin 2001, la Cour d’appel de Besançon déclare à son tour Guy H. coupable des infractions qui lui sont reprochées, sauf pour certaines œuvres dont rien n’indique qu’elles aient été réalisées ou mises en vente par lui. La peine de quatre ans d’emprisonnement est confirmée, l’amende étant en revanche portée à 2 millions de francs. Comme les premiers juges, la Cour n’hésite pas à décerner un mandat d’arrêt. Cette peine est assortie de mesures de confiscation et de publication, les parties civiles obtenant encore restitutions, dommages-intérêts et frais. Enfin, la relaxe des commissaires-priseurs est confirmée, la Cour estimant qu’ils ont pris « toutes les précautions normalement exigées avant la mise en vente ». Le fondeur M. R. sera lui-même exonéré de responsabilité, le Parquet ayant abandonné les poursuites contre lui. Guy H. se pourvoira en cassation contre cette décision, mais sans succès, la Haute juridiction ayant approuvé sans réserve le raisonnement des juges du fond par un arrêt du 22 mai 2002.
L’expert Gilles Perrault estime qu’il reste encore au moins 1500 contrefaçons dues à Guy H. chez des particuliers et des marchands. Il précise que le secret professionnel et la déontologie interdisent à l’expert judiciaire qui constate l’apparition de contrefaçons sur le marché d’en avertir les commissaires-priseurs… [9] Avis aux amateurs !
- Ce délit prévu par l’article L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle s’appelle désormais le débit d’ouvrages « contrefaisants ».
- Le Musée Rodin a la qualité d’ayant droit d’Auguste Rodin. Les œuvres de ce dernier sont tombées dans le domaine public en 1982.
- Voir le blog de l’expert Gilles Perrault, gillesperrault.com/blog/, janvier 2012.
- Décret n° 81-255 du 3 mars 1981 sur la répression des fraudes en matière de transaction d’œuvres d’art et d’objets de collection.
- Cass. civ. 1, pourvoi n° 84-13749). Le régime des œuvres originales a depuis lors changé, la loi n° 2006-961 du 1 août 2006 prévoyant désormais qu’est originale l’œuvre réalisée par l’artiste lui-même ou sous sa responsabilité, ce qui exclut les tirages post mortem (article L.122-8 alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle sur le droit de suite). Sur ces questions, voir François Duret-Robert, « Bronzes d’édition : faux et contrefaçons », « Les fontes posthumes sur la sellette », L’Objet d’art, n° 365, p. 56. L’Objet d’art, n° 427, p. 92.
- Voir décret n° 67-454 du 10 juin 1967, codifié à l’article 98 A de l’annexe III du Code général des impôts.
- Le défaut de mention « Reproduction » est en effet puni de l’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe (article 10 du décret n°81-255 du 3 mars 1981).
- Article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle : « L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.»
- Blog de l’expert Gilles Perrault, janvier 2012. Lire également Vincent Noce, Descente aux enchères, les coulisses du marché de l’art, Paris, JC Lattès, 2002.