La célébration du millénaire capétien à Noyon a été l’occasion de redécouvrir un ensemble unique de meubles du Moyen Âge conservés dans le trésor de la cathédrale, et jusqu’à présent inaccessibles au public. Le caractère exceptionnel de ce mobilier tient précisément dans le nombre d’éléments qui donne un panorama complet de l’évolution des techniques depuis la fin du XIIᵉ au XVIIᵉ siècle, compte tenu de la rareté d’exemples dans ce domaine.
Gilles Perrault et Max Polonovski
UN ENSEMBLE RARISSIME DE MOBILIER MÉDIÉVAL
Cet ensemble se compose d’un très rare coffre probablement de la fin du XIIᵉ siècle, d’une armoire et d’un coffre à pentures du XIIIᵉ siècle, d’un coffre à deux couvercles du même siècle, d’une armoire peinte du XIVᵉ siècle, d’un coffre assemblé à queues de renard du XVIᵉ siècle, probablement l’un des premiers présentant un assemblage de ce genre, et d’un autre coffre du XVIIᵉ siècle remarquable pour la complexité de sa construction.
Les seules sources qui nous fournissent quelques informations sur ces meubles sont les inventaires d’orfèvrerie et d’ornements que périodiquement les chanoines de la cathédrale faisaient dresser. Les plus anciens qui nous sont parvenus restent cependant très laconiques à leur égard. On a proposé de voir dans la mention d’une « magna huchia » d’un inventaire de 1419 la grande armoire peinte du XIVᵉ siècle (1).
Les articles suivants du même inventaire qui signalent deux coffrets d’environ trois pieds de long, ferrés et armoriés aux armes de La Boissière (Évêque de Noyon en 1250) et un coffret de soie blanche et noire, ne s’appliquent pas aux coffres. La préciosité attestée par la présence d’écussons de cuivre et la dimension de trois pieds (environ 1 m) montre qu’il ne s’agit pas de nos solides bahuts.
Un autre inventaire du XVᵉ siècle cite trois « armoires » derrière et de chaque côté de l’autel majeur, dans lesquelles étaient resserrées les reliques (2).
Cette utilisation d’armoire à relique ne fait aucun doute pour le meuble peint du XIVᵉ s. Sa forme de reliquaire, son iconographie prouvent qu’il doit s’agir de celle qui se trouvait derrière l’autel.
Le très grand nombre de reliques impliquait la nécessité de posséder des meubles pour les conserver à l’abri, compte tenu de leur rôle capital dans la vie religieuse et de la très grande richesse des reliquaires.
Les coffres dont cela ne peut avoir été l’usage primitif ont néanmoins servi, semble-t-il, à les entreposer. L’inventaire de 1790 ne cite pas explicitement l’armoire peinte, et la mention « dans une des chapelles de l’église est une grande armoire de bois de chêne qui renferme le beau dais » doit plutôt s’appliquer à une autre armoire non peinte, du XIIIᵉ siècle.
Mais n’est-il pas possible pour autant d’identifier dans les « huit boëtes de bois de chesne couvertes de différents tapis en velours et autres étoffes où sont renfermées les reliques de différents saints », nos coffres, en admettant que trois d’entre elles ne soient pas parvenues jusqu’à nous (3). Le caractère exceptionnel de cet ensemble n’a pas échappé aux premiers archéologues qui sont à l’origine du renouveau du goût pour le Moyen Âge au milieu du XIXᵉ siècle. L’armoire peinte en raison de son iconographie a davantage attiré l’attention, et fut reproduite plusieurs fois d’après les relevés qu’en firent les architectes Daniel Ramée et Émile Boeswillwald (4). Les coffres à pentures du XIIIᵉ siècle sont aussi mentionnés par Ludovic Vitet et reproduits dans sa monographie. Mais l’intérêt sélectif porté sur tel ou tel élément par les archéologues n’a pas permis qu’une étude complète soit élaborée. Il a fallu attendre 1987 pour que soit mentionné, décrit et reproduit chaque meuble du trésor de la cathédrale (5) et que soient entrepris les travaux de conservation et de restauration par les Monuments Historiques (travaux engagés et contrôlés par les Monuments historiques). Le financement de l’opération a été assuré par la commune à 25 %, le département à 25 %, l’État à 50 %.
Aussi sommes-nous aujourd’hui en mesure de présenter en exclusivité dans L’Estampille l’étude la plus complète qui ait jamais été réalisée sur le mobilier médiéval.
UN TRÈS RARE COFFRE. FIN DU XIIᵉ SIÈCLE ?
Le meuble qui présente le caractère le plus archaïque est un meuble barlong en chêne, ouvrant par le dessus, sans pieds de 1,94 m, 0,48 m de large et 0,57 m de haut. Sa construction n’est pas homogène. La caisse plus ancienne que le couvercle présente un assemblage particulièrement simple. Chaque côté et le fond sont constitués d’un seul « ais ». Le montage est assuré par des feuillures, le tout étant maintenu par des ferrures clouées. Celles-ci sont en fer plat d’environ 1 mm d’épaisseur et forment un décor qui reste très lisible, malgré la disparition d’éléments et d’ajout de serrures.
Douze travées assez régulières se remarquent sur la face principale. Six d’entre elles constituent le motif central, jeu de demi-cercles disposés en quinconce de part et d’autre des montants verticaux. Les quatre travées qui les encadrent sont divisées en dix carrés ayant chacun un clou en son centre, placé dans un renfoncement.
Deux serrures plus récentes en ont modifié l’organisation. Les deux dernières travées de rives sont chacune décorées de huit lames fendues en deux courbes enroulées se faisant face.
Le même motif se retrouve pratiquement sur les deux côtés. Il représente une croix de Saint-André interrompue en son centre par un cercle, le tout chargé d’une croix grecque. Sur le côté gauche en partie basse, les deux branches de la croix de Saint-André sont recoupées perpendiculairement par deux lames.
Le couvercle est constitué de trois ais de chêne assemblés à plat-joint et tourillons. Deux barrettes clouées au bout des ais par le dessous renforcent l’assemblage et ajustent le couvercle sur la caisse. La rigidité de l’ensemble est assurée par deux ferrures plates en bout et trois pentures à moraillons. Ces dernières sont nervurées et de ce fait semblent appartenir au XIIIᵉ siècle.
Aucune entrée de serrure n’est d’origine, à l’inverse du mécanisme de la serrure du milieu encastrée dans un merrain.
La restauration
Outre la transformation des serrures, le coffre avait fait l’objet de nombreux apports mondernes à fin de consolidation.
Trois lames de parquets clouées sous le couvercle devenues inutiles, ont été retirées, de même que les planches qui renforçaient le niveau supérieur de la caisse. Les planches inférieures clouées sur les côtés et le fond ont été laissées, car non seulement leur démontage aurait risqué de fendre davantage le bois ancien, mais elles jouent toujours un rôle de consolidation, l’armature métallique n’assurant plus un maintien suffisant.
Les trous trop visibles et les cassures importantes qui gênaient la compréhension du décor furent bouchés à l’aide d’une pâte réversible puis teintée.
La conservation
Le traitement appliqué pour la conservation de ce coffre est identique en tout point à celui des autres meubles.
Par souci de clarté, nous ne reviendrons donc plus par la suite sur ce sujet.
La première opération consiste à débarrasser les bois de la poussière et les ferrures de la rouille. La poussière ôtée avec un pinceau doux et l’aspirateur, les surfaces furent nettoyées avec des tampons d’ouate imbibés d’acétone. D’énormes auréoles de rouille apparurent imprégnées dans le bois. Il fallut pour les faire disparaître employer un mélange liquide composé en majeure partie d’acide orthophosphorique et rincé sitôt après application à l’eau déminéralisée. La difficulté consista entre autres à ne pas dépasser les taches et à réaliser un rinçage et un séchage rapides.
La rouille des ferrures fut ôtée à l’acide phosphorique pur, suivi d’un passivage pour stopper son action. Sans cette précaution l’acide ayant réduit la rouille en surface continuerait son travail dans les micro-fissures au cœur du métal, qui s’affaiblirait considérablement. Un léger brossage s’ensuivit pour adoucir les surfaces métalliques, puis une application de vaseline mélangée à de l’huile de paraffine vint terminer la conservation des métaux.
Puis le traitement du bois fut réalisé en deux étapes bien distinctes :
- le gazage au bromure de méthyle qui tue non seulement les insectes xylophages comme le lyctus et la vrillette, mais également leurs larves et ce au plus profond du bois ;
- la consolidation au paraloïd B72 dilué dans de l’acétone.
Appliqué au pinceau, le liquide pénètre dans le bois par capillarité, puis l’acétone s’évapore et la résine devient solide. Le surplus apparaissant à la surface fut alors nettoyé avec de l’ouate imbibée d’acétone. Cette seconde étape parfaitement réversible emprisonne le bromure de méthyle resté à l’intérieur, consolide les parties fragiles et repousse les insectes qui voudraient dans l’avenir piquer la surface du bois pour y déposer leurs œufs. Elle achève donc l’action curative du gazage en action préventive et joue un double rôle.
ARMOIRE A PENTURES. XIIIᵉ SIECLE
L’armoire recouverte de pentures est en chêne et mesure 2,14 m de haut, 2,72 m de long et 1,02 de large. Sa structure est d’une grande sobriété et tient plus de l’art du charpentier avec ses poutres que du menuisier. Le principe de sa construction repose sur une armature de quatre montants en façade et autant à l’arrière, reliés entre eux en haut par une corniche, et en bas par une plinthe de même profil.
Les traverses intermédiaires assemblées à tenons et mortaises chevillées à la tire forment une véritable cage, sur laquelle sont appliqués en feuillures portes et panneaux. Ces derniers se présentent au nu de l’armature, le tout formant sur les trois faces visibles un meuble compact sans décrochement.
Les six portes, disposées en deux registres superposés de trois petites en bas et de trois grandes au-dessus, se composent à droite et à gauche de quatre ais, et au centre de trois, tous verticaux et d’inégales largeurs. Leurs assemblages sont à plat-joint et à « toraillons ». Deux clés horizontales en queue d’aronde, logées dans des entailles sur la face interne, empêchent les vantaux de se voiler. Nous retrouvons ce même procédé utilisé aux mêmes fins sur d’autres armoires de la même époque, à Aubazine, à Bayeux et sur l’armoire polychrome de Noyon.
Il est utilisé aujourd’hui encore pour maintenir ou redresser les panneaux de boiserie ou de tableau.
Les panneaux de la face arrière sont appliqués par l’intérieur et se logent dans des feuillures taillées dans les montants et les traverses. Ils sont maintenus par les planchers.
Les panneaux latéraux sont rapportés par l’extérieur et cloués. Ils sont également assemblés à plat-joint tourillonés et logent dans des feuillures. Le plafond composé de quatre ais assemblés de la même manière prend sa place également dans une feuillure et vient ainsi au nu de la corniche, fixé en bout par des chevilles.
L’étagère, au tiers de la hauteur, arrive elle aussi au nu des traverses par le même procédé.
Un double secret
Le fond de l’armoire se divise en trois parties. Celle de droite renferme un double fond dont le secret a pu être retrouvé. Deux ferrures sous la partie droite joignent la plinthe avant à la traverse arrière. Elles renforcent le fond du coffre.
La mise à jour du secret fut facilitée par l’état du plancher, visiblement fracturé puis remis en place : la cache avait été depuis longtemps visitée.
Le secret de l’ouverture est double. Le loquet proprement dit est formé d’un clou à tête forgée identique aux autres employés sur les panneaux. Il traverse le plancher. Son extrémité qui débouche à l’intérieur du coffre est recourbée sur la pointe pour former une patte. En pivotant sur lui-même le clou libère la patte engagée dans un logement ménagé dans la traverse basse au dos de la plinthe.
Le premier secret découvert ne suffit pas pour ouvrir le fond. Une longue lame de ressort condamne la sortie de la patte et il faut agir à la fois sur le faux clou et sur la lame pour voir le plancher se soulever au moyen d’une languette en parchemin cloué sur son chant.
L’un comme l’autre de ces secrets sont encore opérants, mais le forage du plancher et une manipulation brutale ont abîmé les joues de l’entaille dans laquelle s’engage la patte métallique.
Soucis esthétique et fonctionnel
La décoration de la façade tient essentiellement dans la disposition ordonnée des pentures : trois sur chaque vantail du registre supérieur, deux seulement pour le registre inférieur. Pratiquement toutes forgées sur le même modèle, elles se composent d’une double tige clouée en son centre, de laquelle partent successivement trois séries de paires de brindilles s’enroulant sur elles-mêmes et terminées par un fleuron. Une pomme de pin termine le motif en l’absence de serrures. Les pentures des portes latérales se retournent sur les côtés et se terminent par deux courbes enroulées faisant face à une penture ornée d’un motif semblable.
Chaque vantail s’ouvre par une petite poignée de tirage forgée à enroulements. Les systèmes de fermeture sont d’origine et font preuve d’une recherche d’économie de clefs et de serrures. En effet, seules la porte du milieu et les trois du registre inférieur possèdent des serrures. Les deux autres latérales du registre supérieur ferment avec six loquets accessibles seulement par l’intérieur. Des trous furent ménagés dans la cloison droite pour laisser le passage du bras.
Les quatre serrures subsistantes ont été forcées, comme nous pouvons d’ailleurs le voir sur la photographie. Elles sont creusées dans le bois avec un mécanisme rudimentaire en fer forgé.
Autre détail d’importance qui souligne encore le souci fonctionnel et esthétique partout présent : les angles intérieurs des montants sont chanfreinés.
Les angles abattus facilitent l’accès intérieur et décorent par un jeu de ressauts les montants.
L’état avant restauration
L’état général avant restauration de l’armoire était relativement satisfaisant. Cependant, l’épiderme du bois avait été délavé et raviné par l’eau provenant des fuites de toitures. Deux serrures avaient disparu. La partie basse était vermoulue et l’arrière atteint par la mérule.
En façade et sur les côtés la rouille des ferrures mélangée à la poussière avait migré dans le bois créant de larges auréoles foncées. La traverse arrière très endommagée par les xylophages a dû être consolidée non seulement avec des applications plus nombreuses de paraloïd mais aussi avec de la pâte composite.
COFFRE A PENTURE DU XIIIᵉ SIECLE
Le coffre du XIIIᵉ siècle couvert de pentures s’apparente à celui exposé au musée des arts décoratifs à Paris et forme presque un ensemble avec l’armoire que nous venons de présenter.
Il est en chêne et mesure 1,24 m de longueur, 0,74 m de largeur sur 0,87 m de hauteur et repose sur quatre pieds assez hauts entre lesquels des ais horizontaux complètent les faces. Détail intéressant que ces pieds importants qui perchent le fond bien au-dessus du sol, peut-être pour préserver de l’humidité son contenu.
Les assemblages sont à l’instar de l’armoire, à plat-joint et à tourillons.
Seul le plancher du coffre, constitué de trois ais, comporte des assemblages à grain d’orge. Ceci sans doute pour éviter la perte de petits objets, qui seraient inévitablement passés au travers d’un assemblage à plat-joint, lorsque le bois en présence d’un air asséché se rétracte.
COFFRE A DEUX CLES. XIIIᵉ SIECLE
Le second coffre du XIIIᵉ siècle est de forme rectangulaire, plus allongé que le précédent. Il mesure 1,87 m de long, 0,57 m de large et 0,61 m de haut, et présente la particularité de s’évaser vers le sol. Autre curiosité, tous les panneaux sont amincis en leur milieu sur la face interne pour alléger le coffre. Les extrémités hautes et basses font office de traverses et sont deux à trois fois plus épaisses (45 mm en moyenne). Seuls les pieds sont parallélépipédiques.
Les panneaux assemblés avec un léger hors d’équerre à plat-joint sont maintenus entre eux par des tourillons à pans. Les pieds unissent la caisse à l’aide d’une profonde mortaise par côté, sur toute la hauteur des panneaux, dans laquelle se loge une languette jouant le rôle des tenons. Les chevilles qui brident l’assemblage sont masquées en façade par des têtes de clous.
La caisse était divisée en deux volumes égaux par une cloison attestée par la présence d’une rainure verticale, légèrement en queue d’aronde, pratiquée à l’intérieur des panneaux arrière et de façade. Ceci explique la raison du couvercle en deux parties indépendantes. Chaque abattant se compose de deux ais assemblés à plat-joint, avec deux tourillons et semble raidi par deux barres transversales chevillées. Celles-ci épousent la courbe intérieure des panneaux, et sont pourvues de décrochements à leurs extrémités qui se logent dans des encoches, tant dans les façades qu’à l’arrière lorsque les couvercles sont rabattus. Les décrochements arrière sont traversés par un axe métallique qui sert de charnière. L’abattant droit reste ouvert, calé par une barre qui pivote dans l’épaisseur du pied avant.
Un casier existait à l’origine au côté gauche, comme en témoignent deux rainures et les trous d’axe de son couvercle. Le fond avait disparu, mais une rainure horizontale ménagée au pourtour intérieur de la caisse nous permit de la reconstituer avec précision, deux traverses dont une existe encore, le soutenaient par le milieu. La base des pieds était décorée de deux rangs de bâtons rompus planisculptés. La sobriété du décor par rapport au coffre précédent est notable, il se réduit par l’emploi du métal à décor de ferrures nervurées se développant en volutes symétriques en dessous des serrures. L’état de délabrement de ce coffre s’explique à l’examen des photographies des archives des monuments historiques : il fut le plus exposé aux bombardements avec l’armoire peinte. De nombreuses parties furent détruites. Le meuble fut consolidé tant bien que mal après le sinistre par des traverses et des ais anciens. Nous avons d’ailleurs toutes les raisons de penser que ces ais proviennent de l’armoire peinte, car ils possèdent un assemblage à grain d’orge et des sections similaires.
EXCEPTIONNELLE ARMOIRE PEINTE. XIVᵉ SIECLE
Cette grande armoire peinte du XIVᵉ siècle présentait la forme d’un reliquaire. Le corps était constitué d’un châssis de six montants verticaux dont quatre formaient les pieds, tous reliés entre eux par des traverses. Sur la corniche reposait un crénelage, surmonté d’une toiture à deux versants terminés par des pignons trilobés et recoupée en son centre par une autre toiture elle aussi terminée avec un pignon. Un certain nombre de fragments subsistent et permettent de reconstituer l’armoire. On peut ainsi s’étonner et se rendre compte de certaines différences entre les relevés du XIXᵉ siècle et la réalité. À la lumière des premiers examens, il apparaît qu’aucune trace de cassure, de collage ou de clous n’apparaît sous la traverse inférieure de façade. La figuration de quatre pieds en façade dans le premier relevé exécuté par Ramée, puis repris ensuite par d’autres, est donc fautive. Force nous est d’admettre une disposition asymétrique de trois pieds en façade.
De part et d’autre des pieds, les écoinçons, qui ne sont pas ajourés mais peints en trompe-l’œil, sont cloués et non assemblés. Il en est de même pour le crénelage et les pignons de toiture. Doit-on en conclure que le toit et son décor n’étaient pas prévus au départ, et qu’il s’agit d’une réutilisation en reliquaire d’un meuble sans destination précise ? De même ne peut-on penser que la polychromie particulièrement adaptée au contenu de l’armoire n’était pas prévue à l’origine, lors de sa construction ? En effet, la régularité des ais étroits qui composent les panneaux latéraux et les vantaux des portes, tous de la même longueur, et les joints dissimulés par des mouchettes témoignent d’un souci décoratif peu compatible avec le décor peint. La transformation n’a pu être réalisée qu’en masquant le rythme vertical des mouchettes sur les vantaux, pour offrir au peintre des surfaces planes. L’étude comparative des photos et cartes postales du début du siècle met en évidence l’utilisation de calicot en toile ou en parchemin pour couvrir les mouchettes et les joints. On distingue d’ailleurs plusieurs bandes verticales décollées.
Le montage des portes à doubles vantaux articulés par deux pentures est également étonnant. Elles sont constituées d’ais verticaux, maintenus à l’intérieur par des clés à queue d’aronde légèrement coniques, fixées par des chevilles ou des clous. Les traverses et le montant central de façade possèdent une feuillure qui reçoit les vantaux en position fermée. La face extérieure arrive alors au nu de l’armature. Les deux montants latéraux qui prolongent les pieds de façade sont même pourvus d’une rainure destinée à recevoir la noix des portes en position fermée. Les ais des panneaux sont embrévés à grains d’orge. Faut-il interpréter ce système comme une transition entre le plat-joint rencontré dans les meubles du XIIIᵉ et les rainures et languettes pour lesquelles la technique d’alors n’aurait pas été assez évoluée ? Par rapport au plat-joint, ce mode d’assemblage a l’avantage de ne laisser passer ni la lumière ni la poussière lorsque les ais se rétractent en cas d’assèchement. Mais le joint de surface déjà fragile le devient davantage avec la mouchette qui le dissimule sur toute la hauteur des ais.
Le décor peint
Le décor peint ne nous est plus connu que par les quelques fragments retrouvés et par les descriptions, dessins et photographies du XIXᵉ siècle et du début du XXᵉ.
Sur chaque vantail de porte était figuré, à la partie supérieure, un ange en buste, l’interprétation assez vague quant à Noyon, Éloi, dont le corps était conservé sous le maître-autel. La relique de la dent de saint Denis a entraîné sa figuration sur le panneau suivant. Il est reconnaissable à la calotte crânienne qu’il tient dans ses mains, sorte de réduction symbolique de son supplice.
Selon l’inventaire de 1426, on pourrait imaginer que l’évêque en bas à droite soit saint Maxime, mais le contenu de l’armoire avait pu évoluer depuis sa polychromie, et une représentation d’évêques de Noyon dont les corps étaient vénérés, tels Acharius ou surtout Mommolin, ne doit pas être écartée.
L’identification de saint Jean-Baptiste ne pose aucun problème. Reconnaissable à la peau de bête dont il est vêtu, une partie de son crâne constituait une des reliques les plus précieuses de Noyon.
Parmi les trois apôtres du registre supérieur doivent figurer sans doute, d’après l’inventaire de 1462, Philippe et Barthélemy qui tiendraient le grand couteau de son supplice. Le troisième personnage ne peut être identifié. Le relevé de Daniel Ramée qui est le plus fidèle laisse le panneau blanc. Les dessins de Boeswillwald et de Viollet-le-Duc donnent l’armoire complète et restituent à cet emplacement un apôtre. Pourtant le panneau manquait sur les photos du début du siècle et il est probable qu’il avait déjà disparu avant le milieu du XIXᵉ siècle.
Les restes de polychromie
L’étude des restes de polychromie montre une hétérogénéité dans la mise en œuvre. Le crénelage est recouvert d’une couche de préparation blanche à la colle de peau, actuellement très craquelée. Les pignons et les montants sont peints directement sur le bois à l’exception des parties dorées sur une couche très fine d’ocre jaune. Les pigments ont été appliqués à l’eau et à la colle de peau. Celle-ci s’est affaiblie à cause de l’humidité, et l’état actuel présente des craquelures et des pulvérulences. Les couleurs sont ternes et ont été peintes après le montage de l’armoire. Les chevrons des panneaux latéraux sont de couleurs variées : jaune, beige, mauve, vert, sans qu’on puisse constater une alternance contrastée telle qu’elle apparaît sur les dessins du siècle dernier ; un sur deux reçoit un motif fait de carrés à pointes rentrantes. Les flammes, au nombre de vingt (et non de quatre comme sur les relevés) sur les rampants des pignons étaient rouges et or, le trilobe vert et la moulure l’encadrant rouge.
Les montants sont encore rechampis gris (peut-être blanc à l’origine) sur une couche de jaune qui souligne le jonc pratiqué dans les angles. Une couleur lie de vin recouvre l’aplat.
Le squelette de l’armoire est encore visible au milieu des décombres, sur les photographies datées de 1918 après le bombardement.
Une fois le recollement des vestiges terminé, nous nous apercevons que la quasi-totalité des éléments subsiste à l’exception du toit et surtout des portes. Il est donc difficile de croire qu’elles furent entièrement détruites, étant donné leur position verticale et le fait que la corniche a dû jouer un rôle protecteur lors des éboulements. En outre, l’examen des montants verticaux montre que les pentures des portes ont été arrachées à l’aide d’un tournevis. Elles n’ont donc pas disparu sous les décombres et espérons qu’un jour nous verrons resurgir ces vantaux d’une collection privée…
COFFRE ASSEMBLE A QUEUES DE RENARD XVIᵉ SIECLE
Après un bon en avant de deux siècles, depuis le dernier coffre, nous allons constater une évolution considérable dans les deux coffres suivants. Les ferrures décoratives ont disparu laissant la place au bois planifié. Cette sobriété extérieure cache des assemblages très élaborés comme des queues de renard ou des coupes d’onglet ravancées. Le plus ancien des deux est un coffre trapu, en noyer, de 0,92 m de long, sur 0,50 m de large et 0,50 m de haut. Il repose sur une plinthe débordante et chantournée. Quatre poignées forgées fixées sur les côtés permettent le transport.
Le couvercle en chêne est formé de trois ais assemblés entre eux à plat-joint renforcés de tourillons de la même essence. Il n’est certainement pas d’origine, car l’essence utilisée et sa fabrication rudimentaire déparent le restant. Deux barres en noyer assurent aux extrémités la rigidité de l’ensemble, et l’ajustage sur la caisse. Enfin, trois pentures à moraillons, fixées au moyen de clous à têtes plates, renforcent encore l’abattant.
Le montage de la caisse, qui est en noyer, présente des particularités intéressantes. Chacun des côtés est constitué par un panneau d’un seul tenant. Ils sont rendus solidaires les uns des autres par des queues d’aronde découvertes aux quatre coins de la caisse. De petits coins en bois, enfoncés à force, écartent les queues d’aronde mâles tirées d’un trait de scie pour un usage. Il semblerait que ce soit l’un des premiers exemples connus des queues de renard.
Les dimensions des ais et l’essence employée nécessitèrent malgré cet assemblage sophistiqué un renforcement par l’adjonction ultérieure de cornières.
Le fond du coffre comporte quatre trous pour laisser passer les tire-fonds. Ces tire-fonds, sorte de grosses tiges filetée sur laquelle se visse l’écrou ou le papillon, étaient scellés dans le sol et empêchaient ainsi les voleurs d’emporter le coffre sans l’avoir au préalable ouvert. Deux défauts pratiqués de chaque côté d’un nœud recevaient deux pièces en bois masquant ce défaut. Le même procédé se retrouve sur l’un des côtés.
La plinthe en noyer est assemblée également à queues d’aronde découvertes. Il ne nous est pas possible de déceler si des coins ont été utilisés, sans ôter les cornières. Elle vient recevoir en feuillure la caisse. L’assemblage de l’une et de l’autre est effectué à l’aide de longues chevilles de chêne.
À l’intérieur, on trouve un double fond dans le casier. Pivotant sur son axe le fond libère une cache.
À l’extérieur deux grandes poignées en fer forgé sur chacun des côtés permettent le transport du coffre : elles sont fixées au moyen de pattes métalliques traversantes.
Trois serrures à moraillons ferment ce coffre. Les ferrures des charnières se prolongent jusque sous le plancher renforçant sa rigidité. Les boîtes de serrures apparentes en façade comportent des sophistications assurant l’inviolabilité du meuble, les entrées de serrures sont masquées par une patte métallique pivotante. L’emplacement des moraillons est garanti par une bordure métallique qui interdit toute introduction d’objets tentant de les forcer.
Les serrures elles-mêmes sont fixées au moyen de pattes métalliques bloquées à l’intérieur par des clavettes de métal enfoncées à force. On sent là le souci du menuisier, attentif à l’inviolabilité de son meuble.
UN COFFRE SOBRE MAIS COMPLEXE XVIIᵉ SIECLE
Ce coffre qui est le dernier de cet ensemble ne manque pas d’intérêt pour autant. Sa sobriété apparente cache une technologie surprenante au niveau de la construction et comme précédemment un secret. Ses dimensions sont les suivantes : 1,06 m de long par 0,58 m de large sur 0,57 m de haut.
Le couvercle se compose de deux ais de chêne assemblés entre eux à plat-joint, avec trois tourillons, maintenus au pourtour par trois éléments en chêne sur la façade et les côtés. Leur maintien est assuré par deux coupes d’onglet à flottement, chevillées, et par des ais à rainure et languette. L’emboîture comporte un défoncé qui fait office de couvre-joint.
La face externe est sans ornement, laissant apparaître les têtes carrées des boulons de fixation des pentures intérieures logées dans des défoncés.
Les côtés du couvercle reçoivent une moulure sur le devant et les côtés. Dans le cavet subsistent en façade deux petits clous à tête forgée et trois rabot à main levée.
En contre-parement du couvercle apparaissent les ferrures de renfort et les pentures, toutes logées dans les défoncés. Les ferrures sont fixées au moyen de clous forgés ne traversant pas le bois ; les pentures le sont au moyen de boulons et d’écrous à têtes quadrangulaires à pans. Au niveau de la fermeture, la penture renforcée est fixée par boulons matés et clous.
L’abattant ferme par trois serrures, dont deux ont disparu. Elles étaient toutes identiques avec deux auberons, comme l’attestent les passants des pentures correspondantes (un passant de la penture de droite est manquant).
La caisse et le secret
L’intérieur du coffre comporte un casier formé de quatre planchettes, fixé sur le côté gauche. D’une épaisseur moyenne de 12 mm, la planchette supérieure fait office de couvercle, dont le système de rotation est assuré par deux tourillons taillés à même la planchette :
- celle de façade, d’ouverture du secret, en coulissant vers le haut dans sa rainure, comme l’indique notre dessin, découvrant un double fond ;
- les deux autres servent respectivement de fond et de double fond.
À l’occasion de sa restauration, on a trouvé dans ce coffre des fragments de vitraux du XIIIᵉ au XXᵉ siècle, un morceau de bois doré provenant de la châsse de saint Éloi détruite à la Révolution, deux livres, un plat en étain et un fragment de plaque funéraire en cuivre.
Les ferrures qui assurent l’ouverture du couvercle traversent de biais le panneau arrière pour déboucher sur l’intérieur : elles sont ainsi soustraites à d’éventuelles agressions tout en consolidant le coffre. Cette précaution est renforcée par quatre clous ne découvrant pas à l’extérieur.
Trois doubles équerres fixées de la même manière dans le prolongement de ces ferrures renforcent le bas du panneau arrière, le fond et le panneau avant. L’extérieur du fond reçoit également au pourtour un ferrage de renfort. Quant aux serrures fixées, chacune par quatre boulons et écrous, elles viennent renforcer la partie haute du devant. Enfin, les passants en fer forgé fixant les poignées débouchent rabattus sur les faces internes des côtés.
L’assemblage des panneaux fait preuve de beaucoup d’astuce et d’une grande maîtrise.
Les panneaux verticaux du coffre sont réunis par quatre pieds dissimulés à l’extérieur par un décrochement jonctif sur l’angle. Six mortaises sont creusées dans chaque pied, pour recevoir les tenons des panneaux qui sont maintenus en haut et en bas par deux chevilles. Chaque panneau se compose de deux ais assemblés à plat-joint. Aucune trace de colle n’a été décelée. Curieusement, les panneaux des côtés sont assemblés sans tourillons, contrairement aux panneaux arrière et de face.
CONCLUSION
L’ultime étape de l’étude des meubles de Noyon devrait être celle de l’analyse dendrochronologique. La datation par les cernes de croissance du bois donnerait un éclairage à partir duquel pourraient être comparés les autres meubles médiévaux conservés dans les musées en fonction de leurs techniques d’assemblages.
Les comparaisons avec les meubles contemporains sont néanmoins possibles. Des schémas et montages généraux permettraient d’établir une typologie prenant en compte l’usage, la provenance géographique, l’essence des bois, les méthodes d’assemblages, les modes de décor, la serrurerie, etc.
En attendant, certaines conclusions peuvent être tirées à l’occasion de la restauration du mobilier de Noyon. La plus évidente est l’évolution de la technique d’assemblage du VIIIᵉ au plat joint de l’armoire du XIIIᵉ siècle au système de blocage des queues d’aronde du XVᵉ siècle ou des coupes d’onglets masquant les pieds de celui du XVIᵉ.
Le progrès qui en résulte au point de vue de la sûreté ou du maintien de la structure s’est accompagné d’une disparition des décors de ferronnerie qui à l’origine en assuraient la sécurité. La narration des siècles et de leurs matériaux couverts d’un réseau de ferrures n’eut pour règle principale, à partir du XIIIᵉ siècle progressivement se dénudant pour faire plus apparaître une surface plane que seul le travail du bois mit en valeur.
S’il manquait certaines intermédiaires dans cet ensemble des meubles de Noyon, notamment les coffres et armoires du XVᵉ et XVIᵉ siècles où la sculpture et plus décoratif du bois, les autres armoires murales datant de la salle basse et tout le décor sculpté sur les stalles de l’époque de Louis XII ne laissent aucun doute sur l’évolution de l’art du meuble que l’on va maintenant entreprendre à l’échelle nationale, dans les principaux musées de province, pour l’enregistrement et la description de la ferronnerie.
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
(1) Alphonse de la Fons de Melicocq, Une cité picarde du Moyen Âge, ou Noyon et le Noyonnais aux XIVᵉ et XVᵉ siècles, Noyon, 1841, p. 157 — “Hern magna huchia (huche en Picardie) operata à parte anteriori et entre deux ad duas serruras” ; cité par Ludovic Vitet, Monographie de l’église de Notre-Dame de Noyon, Paris, 1845, p. 190.
(2) Jacques Levasseur, Annales de l’église cathédrale de Noyon, Paris, 1633, t. 3, p. 1304, extrait de l’inventaire des reliques de 1426.
(3) Archives départementales de l’Oise, 1011400, 8-9 octobre 1790.
(4) Le dessin de l’armoire peinte par Boeswillwald fait l’objet de deux planches gravées dans les Annales archéologiques de Didron en 1846, t. 4, pp. 369 et 375. Celui de Ramée figure dans le volume de planches de la monographie de L. Vitet. Deux dessins furent publiés par Viollet-le-Duc dans son Dictionnaire raisonné du mobilier français, t. 1.
(5) Nicole de Reyniès : « Le mobilier médiéval » dans La ville de Noyon, Cahiers de l’inventaire n° 10, 1987, pp. 111-121.
(6) Inventaire de 1462. Cité par A. de la Fons de Melicocq dans le Bulletin archéologique du Comité Historique des arts et monuments, 1846, t. 4, p. 429.
On consultera avec profit :
Eugène Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné du mobilier français, Paris 1871/1875, 6 volumes.
G. Perrault, Sculptures sur bois, techniques traditionnelles et modernes, Édition H. Vial, 91410 Dourdan.
LEXIQUE DES TERMES EMPLOYES
Ais : Planche de bois débitée et utilisée pour constituer seule ou à plusieurs des panneaux.
Cheville à la tire : Technique de chevillage où le trou percé dans le tenon est légèrement décalé par rapport à celui pratiqué dans la mortaise, de façon à ce que la cheville enfoncée soit bien tirée, garantissant ainsi une traction sur l’assemblage. L’assemblage ne nécessite alors pas de colle, reste insensible au jeu du bois et parfaitement jointif.
Toraillon : Tourillon au Moyen Âge.
Chant : Le chant est le petit côté d’un ais ou d’une planche.
Parement : Surface principale d’une planche ou d’un ais ; grand côté.
Contre-champ, contre-parement : Côtés opposés au chant et au parement principaux.
Mérule : Champignon qui se nourrit du bois en présence d’humidité dans l’obscurité. Il croît en auréoles de couleur fauve et se propage dans le bois grâce à sa gaine en formant une croûte craquelée appelée pellicule de fleur.
Grain d’orge : L’assemblage à grain d’orge réunit les chants de deux ais chanfreinés en forme de V. Ils s’imbriquent l’un dans l’autre comme des chevrons (le grain d’orge est également un terme utilisé en ornementation pour désigner un jeu de fond obtenu par le croisement d’une multitude de traits formant de petits losanges).
Planisculpture : La planisculpture est une sculpture rudimentaire obtenue par encoches. Souvent pratiquée au couteau pendant les veillées, elle ornait jadis de nombreux objets domestiques en bois.