Le plus grand procès de faux vient de s’ouvrir à Lure : Experts, marchands, commissaires-priseurs ont été “abusés” par le plus important trafic de contrefaçon de ces trente dernières années. Des milliers de copies Rodin, Maillol, Camille Claudel, Barye en pièces à conviction…
Béatrice de Rochebouët
Le procès du plus gros trafic de faux bronzes de ces trente dernières années s’est ouvert hier matin au tribunal de grande instance de Lure. Guy Hain, un redoutable faussaire déjà condamné pour fraude fiscale, banqueroute, violences volontaires, comparaissait pour « contrefaçon d’œuvres d’art, débit d’ouvrages contrefaits et escroqueries ». Une peine pouvant aller chercher jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. L’étude Faure et Rey de Rambouillet, qui a vendu plusieurs centaines de contrefaçons fondues par Hain, a été inculpée pour « complicité d’escroquerie ». Il en est même pour le fondeur Bernard Rudier, fils de Georges Rudier (lui-même collaborateur de Hain) et petit-neveu d’Eugène (fondeur exclusif de Rodin, puis du musée Rodin, et repreneur de la fonderie d’Alexis, son père). C’est principalement sur le nom de Rudier que Guy Hain a trompé commissaires-priseurs, marchands et experts, en remplaçant la signature de Georges par celle plus commerciale d’Alexis. Jouant sur l’incompétence et le manque de déontologie de certains professionnels, Guy Hain a fait passer pour authentiques des milliers de tirages illicites, ayant la simple valeur de reproductions. Présentées en salle d’audience, les pièces à conviction de Rodin — vendues pour certaines plusieurs millions de francs — en sont la preuve : quatre faux Âge d’airain monumentaux, trois grands faux Balzac et trois grands faux Baisers.
Sans la ténacité de Denis Vincenot, inspecteur au SRPJ de Dijon aujourd’hui à la retraite, Guy Hain ne se serait jamais fait épingler. Ce « Maigret des bronzes » a été entendu comme principal témoin avec Jean-Pierre Camard, tous deux experts près la cour d’appel. Le musée Rodin, qui s’est toujours montré trop discret de l’avis de certains spécialistes, s’est porté partie civile. Il a été rejoint par plusieurs ayants droit d’artistes (Mᵐᵉ Dina Vierny pour Maillol et Mᵐᵉ Violaine Bonzon pour Claudel), ainsi que divers collectionneurs ayant été abusés. Si l’instruction a traîné en longueur (trois juges se sont succédé à Lure), le jugement devrait être rendu rapidement, à l’issue du procès, ce soir. À moins que le principal accusé, Guy Hain, ne parvienne encore à repousser l’échéance…
Un wagon de faux bronzes sous scellés. Vingt tonnes de contrefaçons de Rodin, Claudel, Maillol, Renoir, Carpeaux, Barye, Frémiet, Mène et tous les autres grands noms de la sculpture fin XIXᵉ et début XXᵉ. Des milliers de tirages illicites, de pièces brutes de fonderie, de plâtres originaux, de retirages en plâtres récents, de résines ou de plâtres issus de surmoulages… Bref, ce véritable « trésor » sert aujourd’hui de pièce à conviction dans le procès de Guy Hain, l’un des plus importants faussaires en bronze de cette fin de siècle. Surnommé « le duc de Bourgogne » (appellation de son ancien magasin au Louvre des Antiquaires), Guy Hain était bien connu du monde de l’art. Personne n’ignorait les agissements de cet habile et dangereux escroc, qui a porté un coup fatal au marché des éditions en bronze et, surtout, à celui de Rodin. Mais tout le monde fermait les yeux. Le marché, entre 1987 et 1990, n’était-il pas en plein boom ?
Un certain nombre de professionnels de réputation internationale ont consciemment ou par manque de connaissance expertisé et vendu des contrefaçons, fabriquées par Guy Hain. Celles-ci étaient mises sur le marché par l’intermédiaire de son ex-épouse, Solange Jonckheere, un prête-nom (elle a fait l’objet d’un non-lieu). L’escroquerie, portant sur une centaine de millions de francs, aurait pu continuer, si Denis Vincenot du SRPJ de Dijon n’avait mis le nez dans cette affaire. À l’été 1991, l’inspecteur, qui vient de démanteler le trafic international des faux Diego Giacometti (l’affaire est toujours en appel à Besançon), est informé de la réouverture d’une ancienne fonderie à Luxeuil-les-Bains, dirigée clandestinement par Guy Hain. Ce dernier a toutes les attitudes du parfait trafiquant. Il fait couler des bronzes en cachette, envoie sa production brute de fonderie à Paris par des filières toujours différentes, récupère lui-même ou fait livrer la marchandise chez Georges Rudier à Châtillon ou dans un atelier de décor à Nogent-sur-Marne, afin que celle-ci soit montée, ciselée et patinée.
De longues et difficiles filatures aboutissent à l’interpellation de Guy Hain en janvier 1992 et à une série de perquisitions. Saisies dans les fonderies Hain mais aussi chez des professionnels et des particuliers, vingt tonnes de contrefaçons sont mises sous scellés à Lure. A la demande de l’administration fiscale, certaines portant la mention légale « Reproduction » pourraient être revendues sur le marché.
Remis en liberté sous caution, Guy Hain, qui a pourtant interdiction de produire et de commercer le bronze, continue sans scrupule. Mégalomane, il ouvre un nouvel atelier de ciselure à Saint-Maur, dans les locaux de l’ancienne fonderie Boivin, déjà impliquée dans l’affaire des faux Giacometti !
L’enquête menée tambour battant révèle que les tirages illicites étaient faits à partir de moules en plâtre surmoulés sur des bronzes mais aussi à partir de plâtres originaux provenant de l’ancienne fonderie Rudier ou encore de copies en plâtres — doublons exécutés pour préserver l’original et couler le bronze. D’où la difficulté de déceler les contrefaçons de Hain, dont l’inscription « Georges Rudier fondeur Paris », « Reproduction », était meulée et transformée en « Alexis Rudier ». Parmi les quatre Âges d’airain monumentaux présentés au tribunal, l’un porte le nom de Georges et les trois autres, celui d’Alexis. Vendu en tant que « Reproduction », le cinquième se trouve aujourd’hui au golf du baron Bic en Sologne.
Toujours sous scellés, les autres multiples Rodin exécutés dans toutes les tailles (des Éternel printemps, Balzac nu, Penseur, Baiser, Ratapoil…) ainsi de modèles connus (La Maternité de Renoir, Les Causeuses de Claudel, La Femme à la pomme de Maillol…) et des bronzes animaliers (L’Amazone de Barye, L’Accolade de Mène, Le Jockey de Bonheur…) portent eux aussi les diverses signatures de Rudier et celle du fondeur Barbedienne.
Guy Hain a toujours affirmé qu’il possédait des protocoles d’accord avec Georges Rudier. Mais ce dernier, inculpé dans l’affaire Hain, est mort à l’automne 1994, un an après la liquidation judiciaire de sa fonderie. La vente de son stock par Mᵉ Gillet-Seurat de Nanterre avait heureusement pu être arrêtée à temps (voir nos éditions des 24 et 25 septembre 1994). Certaines pièces saisies ont rejoint celles de Lure.
Il va de soi qu’un trafic de contrefaçon à si grande échelle a eu de lourdes implications dans le marché de l’art. Plusieurs commissaires-priseurs, marchands et experts, tout comme les maisons anglo-saxonnes Sotheby’s et Christie’s, pourraient être mises en cause (voir encadré). S’il est difficile d’établir leur complicité, le fait qu’ils aient venu autant de faux « de bonne foi » dénonce toutefois clairement leur incompétence. Le marché manque cruellement de spécialistes faisant autorité…
Un marché coulé
La notion d’originalité est récente. Le décret sur la limitation des éditions originales (huit exemplaires plus quatre épreuves d’artistes) ne date que de 1981. C’est donc principalement la sculpture à tirage non limité (de 1830 à la guerre de 1914 environ) qui a été la cible des faussaires. Il est facile de continuer les éditions de Rodin, tombé dans le domaine public, ou celles de Barye, non numérotées (sauf pour quelques modèles).
De 1987 à 1991, Mᵐᵉˢ Faure et Rey auraient écoulé à Rambouillet pour plus de 12 MF de francs de faux Barye, Mène, Fratin et bien sûr Rodin. Ils ont adjugé pour 4,2 MF, en 1989, un grand Baiser produit par Hain. En 1990, un faux Penseur et une fausse Ombre de la porte de Rodin (Mᵐᵉˢ Millon et Robert) sont partis au Japon. Un an plus tôt, MMᵉˢ Poulain et Le Fur, assistés de « l’expert » Albert Bénamou, auraient vendu pour 3,5 MF un Âge d’airain, semble-t-il, à Christian Pellerin, ainsi que d’autres pièces litigieuses. Après l’affaire Hain, d’autres propriétaires de bronzes risquent de se réveiller…