Le coût de la prestation de l’expert à l’audience pénale et l’ordre public économique : en marge de l’article R.112 du Code de procédure pénale, par P. de Fonbressin et G. Perrault (EXPERTS, n° 76, 2007, septembre - pp. 30 à 32 - ST, G, 01, 01 et JJ, B, 02, 05) Les tarifications établies par le Code de procédure pénale pour certaines expertises et les audiences des experts au tribunal provoquent, quand elles sont strictement appliquées, une discrimination financière au détriment des experts relevant des professions libérales. Elles paraissent en contradiction avec l’article 410 du Code de commerce et semblent revêtir un caractère discriminatoire contraire au droit européen.
Gilles Perrault
Curieuse situation que la situation financière de l’expert au regard de l’ordre public économique.
L’ordonnance du 1er décembre 1986 sur la liberté des prix et de la concurrence désormais intégrée dans le livre IV du Code de commerce avait essentiellement pour objet de restaurer la liberté des prix, mais également de s’assurer par des dispositions d’ordre public de la transparence tarifaire. À ce titre, la communication des barèmes de prix aux consommateurs s’inscrit dans un objectif de lutte contre les pratiques discriminatoires.
Par voie de conséquences, cette transparence suppose également l’interdiction de la revente à perte, et la prohibition des prix abusivement bas.
1. L’EXPERT PRESTATAIRE DE SERVICES
Aux termes des dispositions de l’art. L 410-1 du Code de commerce, il n’est pas contestable que les activités de services soient comprises dans le périmètre d’application des dispositions sur la liberté des prix et de la concurrence au même titre que les activités de production et de distribution (1).
Bien que collaborateur occasionnel du service public (2), comme l’admettent les juridictions administratives mais malheureusement pas encore les juridictions de l’ordre judiciaire, l’expert missionné demeure considéré comme un prestataire de services. Ses honoraires acceptés selon les cours d’appel varient entre 70 et 110 euros hors taxes et hors frais au pénal et 70 à 130 euros hors taxes et hors frais lors d’une expertise relevant du domaine civil (tribunal de commerce, TGI…). Cette importante variation provient des difficultés rencontrées, des qualités reconnues de l’expert et de son travail (3).
Or ces montants correspondent souvent à la moitié voire au tiers des honoraires que perçoivent ces mêmes experts dans le cadre de missions privées.
Aujourd’hui, l’expert doit faire face à des préoccupations et difficultés nouvelles sous l’effet des obligations de la loi mais aussi du mais aussi du consumérisme ambiant (4). La pratique de l’expertise judiciaire s’en est trouvée modifiée. L’expert doit non seulement connaître son métier, mais en outre satisfaire aux nombreuses obligations procédurales de plus en plus astreignantes qui nécessitent une formation particulière.
Il est de plus en plus fréquemment l’objet de procès en responsabilité et transformé en cible. La partie mécontente de son rapport projette sur lui son ire et il se retrouve ainsi parfois au cœur d’un conflit qui lui était totalement étranger à l’origine.
Bien que la prescription de sa responsabilité civile ait été ramenée de 30 ans à 10 ans dans le cadre de ses missions judiciaires, il engage parfois ses héritiers pour avoir servi la justice (5). Sans protection particulière, il se trouve donc à priori dans la même situation que n’importe quel autre prestataire visé par l’art. L. 410-1 du Code de commerce.
La logique voudrait qu’au nom de la transparence tarifaire, un même calcul du coût horaire de l’expert s’impose, qu’il s’agisse d’une prestation effectuée pour le compte d’une clientèle privée ou dans le cadre d’une mission judiciaire : en effet, le temps de l’expert n’est pas compressible et ses qualités professionnelles ne sont pas diminuées lorsqu’il accepte une mission judiciaire. Dans tous les cas de figure, les frais fixes de son cabinet ne sauraient, par définition, l’être davantage.
2. UNE SITUATION DISCRIMINATOIRE
On perçoit ainsi le paradoxe résultant, d’une part, des dispositions d’ordre public qui interdisent la revente à perte et, d’autre part, de l’obligation implicite pour l’expert de facturer son temps à perte au regard de l’énoncé de l’article R. 112 du Code de procédure pénale. Ce texte prévoit, pour les experts en- tendus par une juridiction pénale qui justifient
« d’une perte du revenu tiré de leur activité professionnelle », la possibilité de bénéficier «d’une indemnité supplémentaire s’ajoutant à leurs frais de déplacement» suivant une formule prédéterminée :
I = S x D
Soit I (indemnité) = S (Smic) x D (durée ho- raire de comparution)
D’où une indemnité horaire de 8,44 € brut au 1er juillet 2007 à laquelle il convient de retirer environ 23% de charges, soit un net horaire de 6,50 €. Le Code ne précise pas si la TVA est incluse ou rajoutée sur l’indemnité horaire brut.
Rappelons à ce propos que si l’indemnité augmente en fonction du Smic, ce mode de cal- cul date de l’ancien Code de procédure pénale. Or, l’expert, dont l’activité principale est libérale, va se trouver ainsi dans une situation discriminatoire par rapport à l’expert salarié, dès lors que le texte susvisé prend pour assiette le Smic et non le coût horaire réel, pourtant facile à déterminer au gré d’une justification fiscale. Cette indemnité qui s’ajoute au traitement de l’expert salarié génère paradoxalement un déficit pour l’expert relevant du régime fiscal des indépendants.
La situation est d’autant plus choquante qu’une facturation anormalement basse à un client privé, et de surcroît en dessous du coût de revient, ne manquerait pas de constituer un acte anormal de gestion susceptible d’inquiéter l’administration fiscale, de provoquer un contrôle et de conduire l’expert au dépôt de bilan si une telle prestation « à perte » s’avérait répétitive.
Il n’est pas douteux qu’au regard d’une telle situation de fait contraire aux objectifs du droit économique et très certainement aux dispositions de l’art. 14 de la Convention européenne des droits de l’homme qui prohibe la discrimination (6), la situation de l’expert dont l’activité principale relève du statut des professions libérales et indépendantes mérite une attention particulière.
Sans les justifier en aucune manière, certains propos choquants tenus dans l’affaire d’Outreau n’auraient sans doute pas été prononcés si la stricte application du Code de procédure pénale n’était pas de mise pour certaines expertises tarifées où le temps expertal est rémunéré à perte. Dans cette situation, l’expert judiciaire est honoré en vertu de la qualité de sa prestation du point de vue financier, comme le plus commun des « prestataires de services », alors que la mission qui lui est dévolue requiert les plus hautes compétences. La récompense d’un tel dévouement peut être l’honneur de servir la justice de son pays. Mais lorsque l’expert consacre plusieurs heures par semaine à l’œuvre de justice, il ne peut se satisfaire économiquement de ce bel idéal. Souvenons-nous qu’autrefois, de nombreuses activités honorifiques n’étaient réservées qu’à des personnes fortunées, comme par exemple les conservateurs des musées municipaux au XIXe siècle qui n’étaient pas rémunérés. Depuis la seconde guerre mondiale, tous demeurent honorés de leur situation mais sont néanmoins satisfaits de percevoir un salaire.
3. UNE ANECDOTE SIGNIFICATIVE
Certes, certains magistrats taxateurs, conscients de la nécessité de remédier à une disparité injuste, acceptent d’honorer la prestation effectuée à l’audience par l’expert à son coût horaire réel. Pour illustrer notre propos, une anecdote mérite d’être rapportée : début 2001 se tint en province un procès en correctionnelle où deux experts furent convoqués par le procureur général à l’audience durant trois jours complets pour éclairer l’assistance sur leur volumineux rapport d’environ 1 000 pages hors annexes.
Lorsqu’ils arrivèrent à 20h15 la veille à l’hôtel (sans étoiles pour rester en conformité avec l’allocation forfaitaire allouée de 240 francs à l’époque), les deux chambres réservées n’étaient plus disponibles. Ils trouvèrent dans un autre établissement affichant deux étoiles, pour représentants et voyageurs professionnels, deux chambres, mais chacune au prix de 460 francs, dépassant ainsi de 220 francs l’allocation forfaitaire.
Un dilemme se posait : devaient-ils repartir chez eux, requérir une chambre à la gendarmerie la plus proche ou accepter d’encourir le risque de ne pas être remboursés du déboursé supplémentaire? Nos deux experts qui avaient parcouru en automobile plus de 450 km, vu l’heure avancée, préférèrent la troisième solution. C’était la plus risquée vis-à-vis de l’administration, mais la plus adéquate car elle leur permit d’être à l’heure et en bonne forme pour l’audience du lendemain matin.
Les audiences durèrent trois jours consécutifs à raison de 8 heures par jour. Les experts furent constamment sollicités eu égard à la complexité technique du dossier pour éclairer les parties, le ministère public et la cour. Sans leur présence, les constatations techniques auraient été soit mal comprises, soit détournées de la vérité. Leurs explications per- mirent de maintenir la qualité des preuves et la vérité des faits.
Leur mission accomplie, de retour à leurs cabinets, les experts préparèrent leurs notes d’honoraires respectives. L’un des deux pris la précaution de téléphoner au greffier du service des frais pénaux de cette cour, afin de s’assurer qu’aucune erreur n’était commise dans son calcul des frais et débours : vérifications des tarifs en vigueur, prise en compte des frais de péage d’autoroute, acceptation du surplus des chambres d’hôtel…
Lorsque la greffière jointe annonça d’emblée avec une pointe de satisfaction face à sa diligence qu’elle avait déjà établi le calcul des notes d’honoraires et préparé les chèques correspondants pour un montant global de 5 350 francs (815,60 euros), l’expert présent à l’autre bout de la ligne ne put contenir son étonnement.
Il opposa son décompte et celui de son confrère en insistant sur leur appartenance à des professions libérales et à la discrimination qui leur était imposée par ce mode de calcul. Le montant proposé remboursait tout juste les frais réels avancés par les experts : déplacements pourtant pris en commun dans le même véhicule, chambres indépendantes, repas, etc.
La solution ne dépendait pas de la greffière bien évidemment. La requête formulée avec de nombreux détails fut adressée par écrit à l’avocat général en charge du service du contrôle des expertises pénales. Eu égard aux diligences des experts, leur décompte fut accepté, les deux chèques totalisant 5350 francs (815,60 €) déchirés et retournés au greffe. Les deux experts furent très « honorés » de recevoir par retour de courrier un montant de 40 106,66 francs (y compris 6 572,66 francs de TVA), soit 6 114,22 euros TTC en juste rémunération de leur prestation (7)
CONCLUSION
De cette anecdote, authentique, il convient de tirer la conclusion suivante : conformément aux relations de confiance et de transparence qui doivent en toutes circonstances présider aux relations entre le juge et l’expert, on ne saurait trop recommander de ne pas hésiter à aborder très ouvertement la question, avant l’audience, avec le magistrat taxateur.
Mais n’appartiendrait il pas avant tout aux pouvoirs publics de se pencher d’urgence sur ce problème ?
Celui-ci affecte quotidiennement de nombreux experts traducteurs 8 et médecins experts, parfois astreints à passer dans le prétoire un temps disproportionné par rapport à l’accomplissement de leur mission.
La question se pose d’ailleurs, en des termes voisins, s’agissant des rémunérations perçues par les avocats au titre de l’aide juridictionnelle et à l’occasion de leurs déplacements dans les locaux de gendarmerie et de police, lors des gardes à vue…
L’ordre public économique et le principe de non discrimination en vigueur en Europe peuvent-ils s’accommoder de rémunérations inférieures au coût réel d’une prestation effectuée parfois dans des conditions physique- ment éprouvantes? L’expert traducteur, comme le médecin expert ou l’expert en accidentologie, au même titre que l’avocat commis d’office, sont susceptibles d’être requis de façon répétitive à toute heure du jour ou de la nuit. Dans un train de réformes, ne serait-il pas urgent d’entreprendre de rendre justice économiquement aux indispensables artisans de la preuve scientifique ? i
NOTES
- L’article L 410-1 du Code de commerce dispose, au titre « de la liberté des prix et de la concurrence »: « Les règles définies au présent livre s’appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services… ».
- À propos du débat ouvert sur la reconnaissance de l’expert judiciaire comme collaborateur occasionnel du service public, Gérard Rousseau, « L’expert collaborateur du service public de la justice et prestataire de services », Experts n° 69, décembre 2005 ; Actes de la Biennale de Poitiers 2002, éd. Revue Experts ; Gérard Rousseau et Patrick de Fontbressin, L’expert et l’expertise judiciaire en France, préface de Jean- Paul Costa, président de la Cour européenne des droits de l’homme, éd. Némésis-Bruylant, Bruxelles, 2007, p. 102.
- On constate dans la réalité des faits de grandes différences entre les montants des honoraires admis par les demandeurs d’expertises hors litiges judiciaires et les montants acceptés par les tribunaux. Chaque cour d’appel fixe un barème de frais et honoraires que l’expert, à de très rares exceptions, ne peut pas dépasser.
- Voir l’article de Hureau sur « Médecine et consumérisme », Les cahier de la CNEM, Veme colloque (1998).
- Loi du 11 février 2004 n° 2004-130, décret d’application n° 2004-1463 du 23 décembre La prescription de la durée de mise en cause de la responsabilité de l’expert missionné pour une expertise de l’ordre judiciaire pénal ou civil est réduite de 30 ans à 10 ans. Cette prescription démarre à la date du dépôt du rapport. Elle reste de 30 ans pour les expertises relevant du domaine privé.
- L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui porte interdiction de discrimination, ne revêt pas une interprétation
- Selon le décompte suivant pour les deux experts : Honoraires : 48 h x 520 frs............................…………....... 24 960,00 frs Temps de déplacement : 17 h x 260 frs…………………… 4 420,00 frs Déboursés avec justificatifs : repas : 14 x 82 frs………..1 148,00 frs Véhicule utilisé VP 11 cv : 900 km x 1,74 frs..……………. 1 566,00 frs Indemnité de séjour : hôtel : 6 nuits x 240 frs……….... 1 440,00 frs TOTAL HT............................……………….................................. 33 534,00 frs Montant TVA........................................................…….............. 6 572,00 frs TOTAL TTC................................................……………....... 40 106,66 frs
- L’interprète traducteur, dont les frais de cabinet sont pourtant réduits, ne peut même pas se contenter de ces tarifs. Il doit souvent, au prétexte qu’il est débordé, re- fuser les réquisitions qui lui sont adressées. Les magistrats sont alors dans l’obligation de trouver un traducteur en dehors des listes, ce qui conduit à des dysfonctionnements étonnants comme on a pu le constater avec tel repris de justice ou tel policier qui devient à bon compte interprète interprète traducteur.