Longtemps négligé comme matériau, le bois a trouvé une pleine réhabilitation avec les nouvelles techniques d’investigation scientifiques. Témoin du paysage et du climat, de l’histoire des constructions et des œuvres d’art, il est aussi un précieux auxiliaire de sciences moins précises dans leur datation.
Yvonne Trénard
Notre époque est très riche en connaissances et en techniques nouvelles qui nous permettent de porter un œil neuf sur certains domaines. Il en est ainsi de l’étude du bois qui rend possible aujourd’hui une approche renouvelée et enrichie de l’histoire de l’homme, de son environnement, de ses activités. Il faut bien reconnaître que, jusqu’à une époque très proche, seul l’objet intéressait l’historien et l’archéologue en tant que témoin des activités artistiques, culturelles, domestiques, de l’homme, qu’il soit issu d’un passé proche ou lointain, préhistorique ou historique ; seule la plus-value apportée à la matière par l’activité humaine était considérée comme représentative, documentée et lisible. Le matériau, quant à lui, ne semblait pas porteur d’informations et était le plus souvent rejeté dans l’indifférence, quand il n’était pas jeté tout court. Tous les matériaux utilisés, pierres, métaux, ont souffert de cette attitude mais le bois en est certainement le meilleur exemple. Travaillé, sculpté, il avait droit à l’attention, parfois au musée. Sans forme cohérente, fragments de troncs ou de branches, charbons restant de foyers ou d’incendies naturels, pièces de construction abîmées par le temps, tout cela avait droit au rebut qui en scellait la perte définitive. Fort heureusement, les progrès accomplis dans le savoir et les techniques scientifiques, en même temps que la curiosité toujours plus grande des historiens, ont eu pour résultat d’ouvrir de nouvelles et fructueuses voies d’investigation. L’étude approfondie du matériau bois est l’une de ces conquêtes.
L’IDENTIFICATION DU BOIS
Nul archéologue aujourd’hui ne nie tout l’intérêt de connaître de façon précise l’essence du bois qui a servi à façonner tel ou tel objet : pieux, écuelles, armes, etc., permettant ainsi de découvrir dans quelle mesure nos ancêtres ont fait appel à leur univers familier pour s’équiper, ou au contraire ont pratiqué des échanges plus ou moins lointains, ou encore jusqu’où allait leur technicité, révélée par le choix précis de certains bois pour un emploi déterminé.
L’identification des bois se fait facilement sous microscope sur des coupes fines pratiquées sur les objets avec le souci exigeant de ne pas les endommager ; les coupes peuvent même parfois être évitées par un examen direct sous microscope à éclairage incident. L’observation de la disposition des différentes cellules et de leurs ornementations permet de savoir de quelle essence précise il s’agit.
Ainsi ont pu être identifiés récemment des objets extrêmement précieux provenant de fouilles réalisées aux confins du nord Canada par la Mission archéologique française de l’Arctique (M.I.A.F.A.R.). Ces objets sont des témoins des activités de peuples Eskimo vivant dans ces régions au moment de notre Moyen Âge. Les essences utilisées montrent qu’elles sont issues des régions froides avoisinantes et qu’elles ont pu être amenées sous forme d’objet déjà façonné ou bien par le biais de bois bruts flottés et apportés au rivage par les courants marins.
Pour des époques beaucoup plus récentes, l’identification précise des tableaux, sculptures, ébénisteries, réserve parfois des surprises : panneaux d’un tableau composés d’essences différentes sous une seule couche picturale, par exemple ; à l’inverse, l’homogénéité des différentes parties d’un retable, y compris son encadrement, sa prédelle et les ornementations rapportées, témoigne du soin apporté par l’artisan et l’artiste à l’œuvre fournie.
Enfin, on sait depuis une vingtaine d’années et par une étude statistique de grande envergure que l’essence du bois utilisée est un argument de poids dans l’attribution de peintures, notamment pour les Primitifs, car il a été démontré que les peintres se fournissaient dans leur région ; ainsi l’École italienne peignait sur peuplier, comme en atteste la Joconde, et les Flamands sur chêne, comme Rembrandt, Bruegel, Rubens.
RECONSTITUTION DE PAYSAGE
La reconstitution du paléoenvironnement à l’aide des simples bois restés sur le sol apporte en soi des connaissances sur la température ambiante de l’époque, le niveau des nappes aquifères ou des rivières et même sur l’emplacement des berges de ces dernières, toutes choses qui ont amplement varié au cours des temps et ont influé sur les sites habités et les modes de vie.
De telles études faites à la faveur des fouilles le long de la Seine dans le quartier parisien de Bercy aideront à restituer le paysage et les habitudes des chasseurs aux temps où les rennes venaient boire là.
Mais le bois ne se trouve pas toujours sous sa forme naturelle, et les charbons, par exemple, apportent aussi beaucoup de renseignements. La carbonisation du bois laisse en place les structures les plus fines et leur observation se fait aisément sur la surface d’une cassure, sous le microscope.
On sait ainsi que les fondeurs de métaux utilisaient des bois de chauffe comme le chêne ou le châtaignier, leur permettant d’atteindre des températures importantes. Des tentatives existent pour reconstituer le paysage forestier environnant à partir de l’étude des foyers préhistoriques.
Une grande prudence doit être de mise dans cette interprétation, car le foyer est toujours le résultat d’un choix plus ou moins orienté et, d’autre part, les fragments restants ne sont pas forcément représentatifs de toutes les essences utilisées au cours de la conduite du feu ; cependant, ces identifications ainsi que l’étude des restes des incendies sans doute spontanés de la paléovégétation sont très instructives sur l’évolution de celle-ci au cours des temps.
Soit sous l’action des changements de climat — réchauffement postglaciaire par exemple, dénoncé par l’expansion du chêne aux dépens du pin sylvestre —, soit sous l’action de l’homme par la ponction qu’il effectue sur la forêt pour se chauffer ou pour construire, ou encore par l’intermédiaire du pacage qui modifie la possibilité de régénération des différentes essences forestières. De la même manière, les restes de torchis qui composaient les murs des constructions anciennes renseignent sur le choix pratiqué par le maçon ainsi que sur les possibilités de l’environnement.
UNE UTILISATION JUDICIEUSE
Mais il est toujours surprenant de constater, grâce à ces identifications, combien l’homme a très anciennement connu et apprécié les qualités technologiques des différentes essences de bois et a par la suite utilisé celles-ci avec un très grand discernement. Ainsi les armes de jet comme les lances sont faites le plus souvent de bois souples comme le frêne, de même que les arcs. Les chemins d’accès aux villages implantés dans des sites plus ou moins marécageux ou inondables sont faits de pièces massives de bois durs recouvertes d’un clayonnage de branchages souples de noisetier. Le chêne fut estimé de tout temps dans nos régions, mais aussi le mélèze dans les régions alpines, pour servir de base aux constructions. Les tombes, avec leur matériel funéraire, fournissent parfois l’occasion d’examiner des restes ligneux sous une autre forme : le bois lui-même a généralement disparu totalement ou dans sa plus grande partie mais a laissé des traces visibles sur des pièces métalliques ; grâce à la prolifération de la rouille à partir de pièces de fer voisines on s’aperçoit que des fragments de bois ont été englobés par celle-ci et littéralement transformés eux-mêmes en oxyde de fer, gardant cependant tous les détails de la structure microscopique du bois, ou bien encore la masse de rouille s’est modelée en gardant une empreinte fidèle de la surface du bois voisin. C’est de cette façon que l’on a pu identifier des restes de manches scellés dans des douilles métalliques, ou l’essence des planches de coffres ou de cercueils par les traces demeurant sur les gros clous qui les avaient traversées et qui seuls subsistaient. Un excellent exemple de ce type de travail a été donné par l’étude du char d’Apremont datant de l’âge du Fer, menée par le musée des antiquités de Saint-Germain-en-Laye. Les pièces très nombreuses de ce char posaient un problème d’attribution des fragments afin d’en effectuer le remontage exact, et par ailleurs il était intéressant de savoir s’il n’était qu’un prototype funéraire dont seule la forme avait été recherchée, ou s’il avait été construit de la même manière qu’un char fonctionnel.
De très nombreuses traces de bois étaient visibles à la surface de pièces de fer recouvertes de rouille, et leur examen quasiment exhaustif fut entrepris sous le microscope. Plusieurs résultats furent obtenus. Le premier était la possibilité de trier les fragments en regroupant ceux porteurs de traces de bois identiques ; grâce à cela beaucoup de morceaux purent ainsi reprendre leur place dans ce puzzle d’un nouveau genre. Par ailleurs, l’existence de certaines parties du char a pu être ainsi décelée. Enfin la nature des différentes essences observées, ainsi que leur emploi dans des parties bien déterminées, permettait d’affirmer qu’on avait utilisé ici les mêmes bois que pour un char destiné à parcourir les routes et que les essences employées l’avaient été avec une très grande connaissance des qualités techniques de chacune d’elles. Ainsi, le frêne souple formait la jante et les rayons des roues, certains de ces derniers étant aussi en sorbier, essence très dure ; l’essieu était en chêne et s’introduisait dans un moyeu en orme dont une partie externe était taillée dans une seule pièce ; le timon était en orme.
Si ces précisions ont contribué au remontage et à la meilleure compréhension de ce char antique, elles ont, de plus, permis de constater qu’au début de notre siècle, les mêmes bois servaient encore, avec les mêmes attributions et localisations, dans la construction des chars et charrettes de nos campagnes, ce qui confirme encore une fois le choix conscient et judicieux des bois dans des périodes très anciennes.
Une autre remarque acquise grâce aux identifications concerne les grandes charpentes de nos châteaux et de nos cathédrales. Trop souvent annoncées comme étant constituées de châtaignier (et l’on se demande bien pourquoi !), il a été montré qu’elles sont en fait en chêne, le châtaignier n’ayant été réellement utilisé que dans certaines régions très localisées des Alpes.
RADIOGRAPHIES
La possibilité d’examen du bois dans l’intégralité de son volume, c’est-à-dire à l’intérieur même d’une pièce, apporte également bien des renseignements intéressants.
La simple radiographie permet en effet de détecter les éléments composant un panneau peint par exemple, leur assemblage, le sens du fil du bois et ses déviations éventuelles ou la présence de nœuds ou de défauts qui fournissent l’explication à des décollements de couches picturales ou à des déformations anormales. Les décisions à prendre lors de restaurations seront dans ce cas bien aidées par ces observations qui n’entraînent aucune altération.
Les procédés radiographiques médicaux peuvent être adaptés au bois. On peut ainsi obtenir des clichés radiographiques dans un plan déterminé, d’un tableau par exemple. La radiotomographie s’applique à des objets plus massifs pour lesquels on reconstitue l’image d’une “coupe” virtuelle dans n’importe quel plan choisi, avec une très grande finesse de détail.
Bien plus complets encore sont les résultats obtenus par des tomographies d’objets. Non seulement le degré d’endommagement du bois par des insectes xylophages peut être visualisé, ce qui aide, là aussi, la conduite de la restauration, mais par ailleurs des interventions antérieures habilement camouflées peuvent être mises en évidence.
De surcroît, l’observation des cernes du bois permet d’interpréter des sculptures en montrant si elles ont été travaillées dans une seule pièce de bois ou en aidant à reconnaître des pièces diverses issues d’un même bloc de bois et donc contemporaines.
DENDROCHRONOLOGIE
Ceci nous amène enfin à un autre examen praticable sur le bois et qui permet sa datation : la dendrochronologie (du grec : dendron, l’arbre, et chronos, le temps). Ce terme recouvre en réalité une vaste science, dont la première étape est une datation, absolue ou relative, d’une pièce de bois ; nous ne parlerons ici que de cet aspect et des renseignements que l’on peut en tirer.
Rappelons que, dans nos climats tempérés, il se forme chaque année à la périphérie des troncs, un cerne concentrique, dont la succession peut facilement être observée sur l’extrémité d’un bois, transversalement à son fil. Ce sont les variations des largeurs de ces cernes annuels, enregistrement naturel des variations du climat, qui permettent de retrouver par comparaison avec des références régionales, leur date de formation.
Par cette méthode, et à la suite de son fondateur américain A. E. Douglass au début de ce siècle, des équipes allemandes ont été parmi les premières à dater des bois romains et mérovingiens, puis les charpentes des grandes cathédrales du Moyen Âge, suivies de près par des chercheurs belges, suisses, italiens, anglais et aussi d’Europe centrale et de Russie. Tous ces travaux permirent d’établir des courbes de références régionales, notamment pour le chêne, rencontré dans toutes les constructions, mais aussi pour des essences résineuses des Alpes comme le sapin, le pin sylvestre, ou encore le mélèze. En France, nous avons établi des références pour la plupart des régions.
Le patrimoine sous toutes ses formes, qu’il soit public, privé, familial, etc., constitue un domaine d’activité extrêmement riche pour la dendrochronologie. À Paris, la datation de structures en bois trouvées à un niveau inférieur au Cardo (la route romaine nord-sud traversant Paris et suivant l’actuelle rue Saint-Jacques) et au rempart qui ceignait l’Île de la Cité, a permis de préciser la première date possible d’édification de ce dernier, légèrement plus tardive que ce qui était supposé jusqu’à présent par le seul biais des monnaies ou autres indices habituellement utilisés mais qui ne permettaient de délimiter qu’une fourchette trop étendue.
Mais contrairement à ce que l’on croit, se contenter de dater un bois serait une démarche très restrictive.
Durant des périodes anciennes un très grand nombre de bois se sont trouvés dans des conditions d’enfouissement en milieu humide qui ont permis leur conservation pendant plusieurs siècles. Ainsi, les lacs suisses et alpins ont livré des milliers de pieux de bois provenant des cités lacustres installées sur leurs bords, des pistes aménagées de clayons de bois ont été retrouvées en Angleterre, des embarcations creusées dans un tronc exhumées de nombreuses rivières.
Le contexte de ces bois ne permettait jamais davantage qu’une évaluation d’époque parfois très large ; la dendrochronologie a permis de dater à l’année près la construction des habitations, ainsi que leur agrandissement ou leurs réparations. Mais en plus de ces renseignements déjà très précieux donnant des repères sur les déplacements et l’importance de groupes de populations, l’étude de la succession des bois utilisés permet de connaitre la façon, déjà extrêmement méthodique, dont la forêt était exploitée, puis régénérée, à l’âge du Bronze.
UN AUXILIAIRE PRÉCIEUX
À des époques beaucoup plus récentes et jusqu’à la nôtre, il est également d’un grand intérêt d’étudier les bois issus de bâtiments, qu’il s’agisse de monuments appartenant à l’histoire ou de constructions beaucoup plus humbles mais chargées de tout un passé. Beaucoup d’archives ont disparu et seule reste la tradition orale qui attribue parfois de façon assez fantaisiste des bâtiments à tel personnage ou à tel événement. Les archives elles-mêmes ne sont pas à l’abri de distorsions fortuites ou intentionnelles, les raisons “politiques” de retarder ou d’avancer une date d’inauguration ayant existé de tout temps ; enfin les arguments stylistiques ne peuvent déterminer qu’une période assez imprécise et dont les fluctuations dans des régions différentes sont fort mal connues.
Nos voisins allemands ont très largement étudié un bon nombre de leurs monuments et ont pu ainsi reconstituer année après année, et parfois même saison après saison, les étapes successives de l’édification de certaines de leurs cathédrales, rétablir les véritables conducteurs des travaux, mettre en évidence des modifications ou réparations ultérieures ou encore déceler l’existence d’une petite construction antérieure englobée dans un ensemble, alors qu’aucun autre indice n’avait pu fournir tous ces renseignements.
L’apparition de nouveaux styles de construction ou de décoration, et peut-être plus encore leur durée et leur disparition dans différentes provinces sont très mal connues, et des exemples dispersés montrent qu’une étude systématique compléterait très utilement ce que l’on sait aujourd’hui dans ces domaines.
Par ailleurs, l’authenticité de constructions étant ainsi démontrée de façon rigoureuse, des décisions éclairées ont pu être prises pour leur conservation, ou leur restauration dans leur état primitif.
Un grand nombre d’œuvres d’art sont, elles aussi, réalisées en bois et peuvent bien évidemment profiter des mêmes études. Ainsi les panneaux de Rubens et de Rembrandt peints sur bois ont livré beaucoup de leur histoire inconnue jusqu’à ce jour : succession réelle des œuvres, existence de copies faites dès l’origine dans l’atelier du peintre, provenance des panneaux. Dans d’autres cas, il devient possible de reconstituer des ensembles dont les éléments avaient été dispersés au cours des temps.
On voit tout l’intérêt de telles études dans le marché des œuvres d’art où une affirmation d’authenticité peut constituer un argument de poids, mais aussi tout simplement pour une connaissance plus approfondie !
L’apport de la dendrochronologie est enfin un auxiliaire précieux pour d’autres sciences. Ainsi la géologie compare ses découvertes aux arguments obtenus à partir des bois fossilisés au cours d’événements divers, ce qui permet de localiser de manière précise dans le temps et dans l’espace, en les confirmant, les transgressions maritimes, l’évolution glaciaire, les phases d’activité volcanique.
Quant aux études des isotopes radioactifs, elles profitent de la précision à l’année près apportée par la dendrochronologie pour affiner le calage de leur échelle de calibration et mieux cerner son évolution dans le temps.
Comme on le voit, l’étude du bois par lui-même est porteuse d’un grand nombre de connaissances dont certaines sont tout à fait nouvelles ; il est important de le considérer comme un document à part entière et d’en exploiter à fond toutes les ressources.