La feuille d’or est l’objet le plus mince fabriqué par les hommes. Son épaisseur avoisine la longueur d’onde émise par les radiations visibles de la lumière ! Le battage, pratiqué depuis des millénaires, permet de réaliser une telle prouesse. Sa connaissance est essentielle à la compréhension de cet art fascinant qu’est celui du doreur.
Gilles Perrault
Concurrencée aujourd’hui de très loin par la feuille d’or obtenue par projection sous vide, qui ne possède pas ses qualités mécaniques, l’or battu reste encore auréolé de mystère et pourtant ses applications sont multiples et nous les côtoyons souvent à notre insu.
Les enseignes, les chocolats, les coupoles des édifices religieux, la décoration intérieure, le mobilier ancien, les livres, les porcelaines, la ferronnerie d’art jusqu’aux lettres des pierres tombales, reçoivent les feuilles d’or appliquées de différentes façons selon la constitution des supports.
Considéré pendant des millénaires comme le plus précieux et le plus pur des métaux, l’or reflète l’éclat de la lumière, ne ternit pas et semble défier les hommes et le temps. Attribut de la perfection et de l’illumination, il recouvre tantôt les dieux comme Bouddha ou les Pharaons, où il reflète la lumière céleste sur les dômes des églises comme celui des Invalides ou les coupoles d’Istanbul.
L’Antiquité fourmille de nombreux exemples où, par souci d’économie, l’homme employa de fines feuilles appliquées sur du métal, du bois ou de la pierre. Ces feuilles, actuellement si fines que le moindre souffle les déplace dans l’air, sont obtenues par battage, procédé ancestral qui requiert beaucoup de concentration et de patience.
La feuille d’or, épaisse de quelques microns, dont l’obtention et la manipulation n’ont pas changé depuis plus d’un siècle, est plus fine que toutes les feuilles de papier actuelles et son utilisation précède celles des secondes de plusieurs siècles dans le monde occidental.
Une bible mesure environ 7 à 8 cm d’épaisseur pour 3500 pages, quelques bibles imprimées sur feuilles d’or feraient dans l’absolu 7 à 8 mm… La surprenante ductibilité de l’or permet d’obtenir avec un kilogramme 100 000 feuilles ce qui représente un peu plus de 600 m², soit un carré de 25 m de côté !
La feuille d’or est obtenue par battage après une laborieuse préparation.
L’or pur, acheté en lingots à la Banque de France, est fondu dans des creusets et allié avec une très faible quantité d’argent, de cuivre ou d’un métal « moderne » comme le platine ou le palladium, en vue d’obtenir des nuances de couleurs s’étalant de l’or jaune à l’or blanc, en passant par l’or rouge et l’or saumon.
L’alliage en fusion est coulé dans une lingotière et prend l’allure d’une barrette en refroidissant. Elle est ensuite martelée à chaud sur une enclume, à l’aide d’un marteau, d’un kilo et demi. Ce forgeage allonge la barrette et augmente la solidité de l’alliage fondu, en renforçant les liaisons moléculaires.
Après refroidissement, la barrette de 1 cm environ d’épaisseur est placée dans le laminoir. Écrasée entre les puissants rouleaux, elle s’allonge jusqu’à l’obtention d’une longue bande de plusieurs mètres : l’épaisseur du métal est alors de deux à trois dixièmes de millimètre.
La structure cristalline dans le métal s’est modifiée sous la pression (écrouissage), supprimant la souplesse d’origine. L’or est chauffé juste en dessous de son point de fusion pour qu’il retrouve sa souplesse de départ, c’est le recuît, puis le ruban est coupé en petits morceaux égaux. Commence alors le battage.
Les petits carrés sont placés dans des livrets appelés cauchets. Ils sont superposés les uns au-dessus des autres, séparés par une feuille de parchemin ou de matière plastique. Cent carrés sont mis en place à l’intérieur du cauchet qui est ensuite enrobé par une dizaine de peaux de mouton ou de chèvre.
LE FORGEAGE, LE LAMINAGE ET LE RECUIT, TROIS ÉTAPES PRÉLIMINAIRES AU BATTAGE
Ce cauchet est battu au marteau-pilon pendant une demi-heure. À l’intérieur, les carrés s’aplatissent sous la pression, la température du métal augmente, facilitant l’écrouissage et la chasse de l’or. Les feuilles de plastique ou de parchemin jouent le rôle d’intercalaires.
Le dégrossissage terminé, les carrés ont pris l’aspect de feuillets à bords ronds ; ils sont découpés en quatre à l’aide d’un couteau en roseau, puis chaque morceau est placé dans un nouvel outil comme précédemment et rebattu au marteau-pilon pendant un quart d’heure.
Ces nouvelles feuilles sont ensuite retirées pour être coupées en quatre. La même opération est renouvelée encore deux fois : la première pendant deux heures dans un outil appelé chaudret, la seconde dans un outil appelé moule.
La moule est un livret dont les feuilles de parchemin ou de plastique sont très fines, le tout étant enserré dans deux fourreaux de parchemin.
Le battage n’est pas encore terminé : il reste le battage manuel au marteau à achever, qui ne pèse pas moins de 5 à 6 kilos. Le batteur, d’un geste mécanique et précis, chasse le métal à l’intérieur de l’outil pour équilibrer sa répartition sous la pression des coups.
Sans aucun instrument de mesure, ni même sans voir les feuilles, il discerne au bruit et au rebond du marteau les surépaisseurs et les manques.
Sous ces coups répétés, le métal s’échauffe et glisse facilement. Le batteur répartit cet échauffement et le maintient pour éviter la formation de déchirures appelées gueules.
Lorsque le batteur est satisfait de son labeur, la moule est ouverte pour libérer les feuilles rondes.
Les outils changent de mains et sont donnés aux ouvrières qui sortent les feuilles une à une, les étalent sur leur coussin et les coupent à la main (au chariot en France, au couteau en Allemagne et en Italie) pour leur donner leurs dimensions définitives (de 6,5 à 9 cm de côté, selon les batteurs et les commandes spéciales).
Le dernier travail consiste à placer les feuilles d’or dans les carnets, entre deux feuilles de papier de soie, sur lesquelles a été appliquée de la poudre de gypse, comme isolant (appelée le brun). Dans cette version, la feuille d’or reste libre entre les papiers de soie. On emploie alors le terme d’or libre.
Cette feuille d’or sera utilisée par le doreur pour réaliser la dorure à l’eau, ou de volumes fouillés en dorure à la mixtion. Mais ces feuilles d’or ne peuvent être transportées du carnet à l’objet à dorer ni avec les doigts ni avec des pincettes, tant elles sont fines.
CINQ BATTAGES SUCCESSIFS
Une autre solution consiste à présenter l’or pré-encollé.
Pour réaliser des dorures à la mixtion sur des surfaces planes, en boiserie ou pour des dômes, les feuilles d’or sont posées sur des feuilles de papier de soie indépendantes du carnet et légèrement pressées pour y adhérer.
Ces feuilles sont insérées dans des carnets isolés avec « le brun ». La feuille de papier de soie dépasse d’environ 1 à 1,5 cm du carnet ; le doreur pourra ainsi retirer du carnet et véhiculer l’or en prenant la partie non dorée de la feuille de papier de soie avec ses doigts et la poser directement face dorée sur la mixtion.
Il suffira alors d’appuyer au coton pour augmenter l’adhésion et de retirer délicatement la feuille de papier de soie.
Chaque carnet d’or libre ou pré-encollé contient 25 feuilles d’or. L’épaisseur d’une feuille est de l’ordre de 4 à 8 microns, selon le battage et l’emplacement de la mesure.
COUPE DES FEUILLES ET MISE EN CARNET
Les feuilles sont translucides et poreuses, à l’exception des commandes spéciales pour l’extérieur, dont la « colle » ne peut être que de mixtion.
Grâce à cette porosité, la colle de peau de lapin contenue dans les enduits, et dans l’assiette, va emprisonner la feuille d’or dans un « sandwich » homogène lors de la technique de la dorure.
Le doreur peut aussi utiliser de « l’or double » ne contenant en fait que 10 à 15 % de métal supplémentaire et méritant plutôt le label « or fort ».
Le battage le plus fin a été obtenu à la fin du XIXᵉ siècle / début du XXᵉ siècle, lorsque les ateliers étaient nombreux et prospères. La division des tâches augmenta le savoir-faire des batteurs, de sorte qu’on obtint des feuilles très fines.
Aujourd’hui, cette qualité serait un inconvénient car les produits et la qualification des doreurs ne permettent plus de dorer avec des feuilles trop fines. L’usage de l’or double est de plus en plus courant et le doreur double même les feuilles d’or sur les parties destinées à être brunies.
En évitant l’or libre et l’or pré-encollé dont la structure du métal est strictement identique, il existe une bonne vingtaine de variétés de feuilles d’or chez les trois principaux batteurs européens, à laquelle viennent s’ajouter les feuilles d’argent, d’aluminium et de cuivre. Les feuilles d’étain ne semblent plus être fabriquées.
Les colorations s’échelonnent de l’or rouge (or + cuivre ou fer) à l’or jaune (presque pur) ou l’or vert (or + 1/3 d’argent), à l’or blanc (50 % d’or, 50 % d’argent), à l’or saumon (or + platine), à l’or gris (or + palladium)…
Chaque batteur faisant son propre mélange, des nuances sont relevées selon les provenances, notamment dans les tons intermédiaires comme l’or demi-jaune vif ou l’or citron. Le doreur ne doit donc jamais mélanger des carnets de diverses provenances.
Cette palette est très appréciée du restaurateur qui, s’il possède de nombreux échantillons, pourra approcher les tons des ors anciens patinés.
L’épaisseur de ces feuilles (mesure obtenue dans notre laboratoire) nous pose une énigme, car elles sont trop épaisses pour être collées à l’eau ou à l’huile, et trop fines pour être clouées.
Elles étaient certainement destinées à dorer des objets métalliques à chaud, à moins que leur usage soit différent (dimensions 12,5 × 10,5 cm).
Il existe aussi des feuilles d’argent, d’aluminium et de cuivre, qui sont obtenues par battage essentiellement mécanique, et sont beaucoup plus épaisses que les feuilles d’or. Il en résulte qu’elles peuvent se manipuler avec des pincettes, mais qu’elles amollissent les détails et qu’elles ternissent avec le temps.
OR À LA COQUILLE, VAPORISATION SOUS VIDE
Le premier terme désigne une autre présentation de l’or ; le second une technique différente du battage pour obtenir des feuilles.
L’or à la coquille est constitué d’échantillons de feuilles d’or récupérées et broyées à l’eau pure, auxquelles on a rajouté un peu de colle (gomme arabique). Jadis déposé dans une coquille de moule (d’où il tire son nom), il se présente aujourd’hui comme un petit pavé dans une coupelle en matière plastique (0,33 gramme d’or chez Dauvet).
Le doreur l’utilise au pinceau avec de l’eau pour dessiner de petits motifs. Son aspect reste granuleux et s’apparente à la bronzine, mais ne change pas de couleur avec le temps.
Mise au point dans les années 1950, l’obtention de feuilles d’or par vaporisation sous vide se développe pour certaines applications industrielles, mais ne convient pas pour la dorure à l’eau.
L’or est chauffé jusqu’à ce qu’il devienne gazeux (1200 °C liquide, 2500 °C gazeux) dans des récipients en wolfram, presque en vide absolu, puis il est précipité sur des films plastiques à 80/84 °C.
Ce procédé ne permet donc d’obtenir que de l’or pré-encollé et la cohésion du métal est de très loin inférieure à celle des feuilles battues.
MANIPULER L’OR LIBRE : UN SAVOIR-FAIRE DÉLICAT
Les feuilles d’or libre sont si fragiles qu’elles ne peuvent être touchées avec un corps solide comme les doigts ou des pincettes pour être transportées sur les surfaces à dorer.
Cette phase de la dorure, longtemps réservée aux femmes, requiert une grande dextérité ainsi que le calme absolu.
La respiration et le vent jouent un rôle important dans cette étape.
Les doreurs français utilisent des coussins à dorer, dont une partie est entourée d’un parchemin afin d’y stocker les feuilles d’or libre en vrac. Les feuilles y sont déposées les unes sur les autres, en tombant du carnet placé au-dessus.
Puis, chaque feuille est amenée une à une à l’aide du plat du couteau sur la partie avant, et étalée sur la peau par un soufflement léger et sec produit par la bouche du doreur ; c’est le jonfflage. Ainsi aplatie, elle peut être laissée telle que, ou coupée avec le tranchant du couteau, aux dimensions de l’endroit à recouvrir.
La feuille peut aussi être fripée avec le tranchant du couteau lorsque la surface à recouvrir comporte de nombreuses aspérités.
Enfin prête, lisse ou fripée, découpée aux dimensions requises, la feuille d’or est transportée dans les airs à l’aide de la palette. Cette étape requiert aussi des gestes très précis, ni trop rapides, ni trop lents, pour bénéficier du concours de l’air qui rabat le bout des feuilles non collées sous la palette.
La feuille est délicatement déposée sur l’endroit visé, préalablement mouillé s’il s’agit d’une dorure à l’eau, ou passé à la mixtion. La feuille, attirée par ces deux éléments, se détache de la palette et adhère au nouveau support.
Après évaporation de l’eau, la feuille est appuyée avec de l’ouate pour éviter les poches d’air. Son adhésion pourra même être augmentée par une application de colle de peau de lapin ou de vernis très dilué qui la protégera et la traversera.
L’auteur remercie M. Jean-Louis de Cenival, Conservateur en chef du département des antiquités égyptiennes au Musée du Louvre, pour son aimable collaboration, ainsi que les établissements August Rühl, batteur d’or à Schwabach, les établissements Freba à Neuilly-sur-Seine ainsi que les établissements Dauvet, batteur d’or à Excenevex.