Vrai ou Faux - L’expertise des objets d’arts et de collection. Mosaïque d’articles sur le dépistage des faux, réalisée par une trentaine de spécialistes de l’Union Française des Experts, unique en son genre, ce livre s’adresse aux néophytes, comme aux amateurs avertis. Il aborde des domaines aussi divers que les meubles, la céramique, les objets archéologiques, la peinture, les armes, le verre… montrant quels sont les indices permettant de déceler les faux et relatant l’histoire de faux célèbres. (L’Union Française des Experts – Editions L’Estampille / L’objet d’Art.)
Bruno Mabille et Gilles Perrault
De toutes les légendes qui hantent les salles des ventes, celle de Jasmin illustre bien l’exploitation de la crédulité des foules. Habitués à gérer les écoles et les maîtres, les professionnels de l’art ne sont pas à l’abri d’erreurs bénignes qui peuvent avec le temps s’amplifier et prendre des proportions aberrantes, comme nous allons le découvrir ensemble dans cet exemple édifiant. Tout amateur de beaux meubles marquetés reconnaît les meubles “Hollandais” du XVIIᵉ siècle, abondamment décorés de rinceaux de feuillages et de fleurs en bois des îles. Les plateaux des consoles, bureaux et autres meubles, reflètent de somptueux tableaux souples et élégants rivalisant par leur recherche du naturel à l’aide d’ombres et de demi-teintes, avec les marqueteries Boulle fort en vogue à la cour du Roi Soleil.
Ces marqueteries hollandaises ont toujours été appréciées des collectionneurs et n’ont jamais sombré dans l’oubli. Or, au début des années 1970 qui marquèrent l’essor fulgurant du marché de l’art avec la spéculation nationale et internationale, une marchandise abondante fut soumise au feu des enchères. Chacun essaya de valoriser ses objets en mettant en avant, par exemple, une provenance ou une estampille prestigieuse. Les meubles du XVIIᵉ siècle ne portant pas d’estampille, la différence s’établit sur la qualité des éléments. On vit alors, dans les catalogues, la légende suivante : « décor marqueté de vases fleurs, mascarons, branchages et fleurs de jasmin », ces dernières étant en buis ou en ivoire.
Un ébéniste fantôme
Dès 1965 apparut le fantôme d’un ébéniste. On put lire dans un catalogue cette légende : « Bureau de pente en bois de placage richement marqueté de corbeilles de fruits et oiseaux, dans le goût de Jasmin (palais Galliera) ». D’autres suivirent avec la même appellation. Ces meubles de qualité se vendirent fort honnêtement. Quelques temps après, “dans le goût de Jasmin” se transforma en “atelier de Jasmin”, puis “attribué à Jasmin”, pour donner enfin naissance à la fameuse “marque” ou “estampille de Jasmin”. Cette surenchère, qui sévit pendant une vingtaine d’années, finit par attirer l’attention des experts quand ils s’aperçurent que sa production couvrait plus d’un siècle. Le bruit ne tarda pas à courir qu’il s’agissait d’une mauvaise plaisanterie, mais les professionnels qui avaient été dupés eurent quelques réticences à l’admettre. Par ailleurs, il eût été très gênant que l’affaire vînt aux oreilles des acheteurs !…
La légende de Jasmin aurait pu s’arrêter dès novembre 1984 lorsqu’une exceptionnelle commode était présentée aux enchères à Monaco. On pouvait, en effet, lire dans le catalogue : « Les fleurs de jasmin du décor ont fait attribuer, dans le passé, les meubles qui les portaient à un ébéniste appelé Jasmin. » Ce ne fut qu’un coup d’épée dans l’eau. On ne change pas les habitudes des professionnels avec deux lignes dans un catalogue. Surtout quand ces habitudes génèrent des bénéfices. Deux ans plus tard, à Meaux, « une commode estampillée de Jasmin, d’époque Régence » faisait un score impressionnant malgré son mauvais état de conservation. Après 1986, les estampilles disparurent des enchères et on assista, enfin, à une prudente réserve. C’est ainsi qu’une « table en bois noirci incrusté d’écailles, de motifs floraux en bois de rapport, …, dans le goût de Jasmin » était présentée à Drouot en octobre 1989, qu’une « commode pouvant être attribuée à l’ébéniste Jasmin » était soumise aux enchères à Neuilly au mois de mars de la même année.
À partir de 1989, Jasmin, faisant toujours recette, figurait encore dans la légende des catalogues mais redevint un nom commun. Plusieurs meubles passèrent à Drouot “avec rinceaux d’ivoire à fleurs de jasmin” en juin, décembre 1989 et février 1990. Depuis, toutes les estampilles ont disparu et ces meubles “à fleurs de jasmin” ont retrouvé leur anonymat (hôtel Georges V, avril 1990).
Une question restait cependant en suspens : l’ébéniste Jasmin avait-il existé ? Dans l’affirmative, quand avait-il exercé ? Notre enquête nous transporta jusqu’aux archives des Arts Décoratifs en consultant au passage l’ouvrage de J.F. Salverte : aucun ébéniste se nommant Jasmin n’était connu au XVIIᵉ comme au XVIIIᵉ siècle.
En conclusion, Jasmin fut créé de toutes pièces vers 1965, certainement par erreur en traduisant un catalogue étranger. La surenchère suivit jusqu’en 1986 et il fallut tout de même plus de cinq ans pour qu’elle cessât sans scandale ni coup d’éclats de la presse. Et, dans cette histoire, l’amateur qui s’est porté acquéreur d’un meuble de “Jasmin” a-t-il été victime d’une moins-value ? Certainement pas, car à part un ou deux cas isolés, ces meubles de marqueterie de fleurs de jasmin se sont vendus à leur cote pour l’époque.