La datation des bois par la dendrochronologie est extrêmement précise puisqu'elle fournit l'année et même la saison d'abattage. L'absence des cernes annuels les plus récents (aubier), les délais entre l'abattage et utilisation, posent des problèmes particuliers dont les réponses sont examinées ici. De plus la datation des bois fournit beaucoup d'autres enseignements : mise en évidence de bâtiment antérieur méconnu, étapes de construction, qualité des bois choisis.
Yvonne Trénard
La datation par la méthode de dendrochronologie est maintenant bien connue des milieux scientifiques français, et des chercheurs de plus en plus nombreux y font appel lorsqu’ils se trouvent devant du bois, afin d’en avoir une connaissance complète. Étant exposée par ailleurs dans ce numéro (Lambert p. 279) ou dans des ouvrages de base (Trénard 1982, ESF 1984), nous n’y reviendrons pas.
Cependant il semble que le recours à cette possibilité encore nouvelle pour certains soit freiné par quelques difficultés auxquelles nous allons essayer de donner une réponse, en même temps que nous examinerons quelques retombées très positives et parfois sous-estimées de cette méthode de datation.
La première remarque concerne la différence de date qui peut exister entre le dernier cerne effectivement présent sur le bois examiné et la date d’abattage de l’arbre. En effet, faute de la présence de toute trace d’aubier, on se trouve dans l’obligation de dire qu’au minimum manque la largeur de celui-ci, ce qui autorise à établir une date minimale d’abattage, terminus post quem pour l’œuvre qui n’a donc pu exister avant ce seuil puisque l’arbre vivait encore ! La présence d’aubier est par conséquent toujours une indication précieuse et doit être recherchée avec soin sur les pièces de bois. Mais que l’on se rassure : malgré des textes cités ici ou là dans lesquels il était recommandé de purger l’aubier, nos ancêtres apparemment ne s’y attardaient pas autant qu’on pourrait le croire, et de très nombreuses poutres de chêne de nos monuments ont été simplement équarries, laissant en place un aubier parfois complet dans un angle. Il en est de même des menuiseries, parfois constituées de bois de plus petite taille pour lesquelles un arbre du diamètre adéquat a été utilisé plus ou moins complètement. Il n’est pas rare non plus que le dendrochronologue découvre, pour sa plus grande satisfaction, une trace d’aubier à la partie la plus externe d’une sculpture, au bord d’un tableau, sur l’un des panneaux composant un retable ou une boiserie, ou encore dans un recoin d’un meuble. Notons enfin que, dans les études de bois archéologiques, la plupart des pieux utilisés dans la construction des cités lacustres sont constitués par des arbres entiers en diamètre, ce qui permet d’attribuer des dates extrêmement précises à des habitations d’époques pré- ou proto-historiques.
La durée de séchage et du stockage des bois est aussi une question importante car, en effet, à quoi bon déterminer avec précision la date d’abattage d’un arbre si le bois n’a servi que quelques dizaines d’années plus tard, comme on le prétend souvent.
Par une étude de grande envergure réalisée sur plusieurs monuments d’Allemagne pour lesquels les documents écrits existaient par ailleurs, il a été démontré que l’abattage des bois destinés aux charpentes était réalisé immédiatement avant les travaux (Hollstein 1966, 1968). Il arrive même que l’on puisse suivre les lots successifs d’abattage dans les différentes saisons. Cette pratique s’est trouvée confirmée dans d’autres pays.
En ce qui concerne les œuvres d’art, on a pu montrer également que les bois destinés aux tableaux étaient dans l’ensemble conservés un très petit nombre d’années, guère plus de trois à cinq (Bauch-Eckstein 1981). Pour des raisons de facilité de travail, il est probable enfin que les sculptures étaient réalisées très rapidement dans le bois encore frais.
Le problème du réemploi de bois dans les constructions est lui aussi souvent évoqué. L’expérience montre, appuyée sur l’étude d’un grand nombre de bâtiments, que le cas d’introduction de bois n’appartenant pas au bâtiment lui-même ou à une construction antérieure est tout à fait exceptionnel et rarissime, et ne porte souvent que sur une seule pièce, qui se fait remarquer par sa date aberrante par rapport aux autres bois. Tout au contraire, l’expérience acquise dans ce domaine montre qu’il faut être attentif aux ensembles de bois se regroupant autour d’une date, car ils constituent un indice : soit d’une construction antérieure encore en place, soit d’une construction disparue mais détruite en vue d’une nouvelle, les bois étant passés directement de l’une à l’autre ; soit d’étapes dans la construction (Hollstein 1968). Il est nécessaire dans ce dernier cas de vérifier que la localisation des bois correspond bien à la possibilité d’étapes successives ou de rénovations. Un exemple fameux illustrant ceci a été donné par la datation de granges anciennes en Autriche, où un bois plus récent avait été trouvé à la base d’un mur (Siebenlist-Kerner 1983) : cette situation insolite avait jeté un doute sur la validité de la datation, jusqu’à ce que l’on apprenne que les paysans savaient remplacer les pièces de base, premières à s’abîmer, sans toucher aux autres. Cette pratique était quasiment courante dans ces régions.
Il n’en est pas moins vrai que des bois appartenant à un édifice peuvent avoir été pris dans la tourmente de réaménagements ultérieurs. Tous ceux qui fréquentent les charpentes connaissent des exemples de bois possédant des découpes à mi-bois ou des mortaises dépourvues de leur tenon, prouvant qu’elles faisaient partie d’un autre assemblage ; pourtant leur date atteste bien une période de construction cohérente avec le reste. Cela attire l’attention sur les observations et localisations soigneuses qui doivent accompagner la collecte de bois en vue d’une datation, et sur l’intérêt de multiplier les datations afin de pouvoir cerner tous les aspects du problème et en affiner les conclusions.
À côté de la datation proprement dite, on peut encore envisager d’extraire quelques renseignements complémentaires de nos bois bavards. La mesure des largeurs des cernes annuels donne une idée de la vitesse de croissance de l’arbre, et en conséquence de la qualité du bois utilisé pour un ouvrage donné. En effet, les chênes issus de futaie ont généralement une croissance lente, due à des cernes très étroits, qui produisent un bois tendre, régulier, recherché pour l’ébénisterie, alors que les chênes de campagne ont une croissance rapide, des cernes larges, mais un bois très dense et dur, utilisé plutôt en charpenterie. Il est intéressant d’observer dans les bois du Collège de France (dans ce numéro, p. 271), que ceux du début du XVIIᵉ siècle sont de qualité médiocre, comportent des nœuds importants, des doubles cœurs, et proviennent d’arbres plutôt petits, alors que ceux des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles sont issus de gros arbres de bonne qualité. Cela révèle des choix de matériaux très différents. Il est intéressant également de constater que certains meubles très anciens sont faits de bois de qualité charpente.
Le dernier point concerne les différentes essences de bois. Les datations les plus courantes dans nos pays se pratiquent sur le chêne et quelques résineux, essences des grandes charpentes, mais aussi parfois sur l’orme, le hêtre et quelques autres. Malheureusement pour le dendrochronologue, des tableaux ont été peints sur peuplier, des sculptures taillées dans des érables, des meubles faits en fruitiers. Ces essences résistent encore à la datation : soit parce qu’elles sont plus influencées par les conditions de sol que par les climats annuels (comme le peuplier), soit parce que leur vie est trop courte pour établir des références continues, soit enfin parce qu’elles sont trop périssables. Cependant, le raffinement de la méthode permet d’introduire progressivement de nouvelles essences parmi les références.
Comme on le voit, la dendrochronologie ne se contente pas de dater, mais apporte avec elle de nombreuses connaissances et interprétations connexes encore trop peu utilisées. Avant d’alimenter un feu de chantier avec de vieux bois que nous croyons trop pourris, pensons à tout ce qu’ils pourraient encore nous raconter de passionnant.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- BAUCH J., ECKSTEIN D., 1981, «Wood biological investigations on panels of Rembrandt paintings », Wood Science Technology, 15, pp. 251-263.
- EUROPEAN SCIENCE FOUNDATION, 1984, Handbooks for Archaeologists No 2 : Dendrochronological dating.
- HOLLSTEIN E. , 1966, « Jahrringchronologien aus dem romanischen Haus in Munstereifel », Jahrbuch der Rheinischen Denkmapflege, 26, pp. 149-151.
- HOLLSTEIN E-, 1968, « Dendrochronologische Untersuchungen an den Domén von Trier und Speyer», Kunstchronik, 21 (6), pp. 168-181.
- SIEBENLIST-KERNER V., 1983, « Dating of architectural objects ». In : Dendrochronology and Archaeology Imin Europe. Proceedings or ESF workshop, Hamburg 1982, Eckstein, Wroble and Aniol (Ed.)
- TRENARD Y., 1982, « L'art de faire parler le bois. Initiation à la dendrochronologie », « Making wood speak », reprinteď from Forestry Abstracts - CAB Oxford, 43 (12), publication bilingue CTBA.