Dans deux jugements récents, le tribunal de Paris a déclaré que, lorsque les reproductions des sculptures étaient présentées comme des œuvres originales, elles devenaient des contrefaçons.
François Duret-Robert
C’est un fait : parmi les litiges qui intéressent le marché de l’art et qui sont soumis aux juges, il est nombre d’affaires qui portent sur des ventes de sculptures en bronze. Ces derniers temps, deux de ces affaires ont particulièrement retenu l’attention. L’une concernait des œuvres de Camille Claudel, et l’autre, des œuvres d’Auguste Rodin.
L’affaire Camille Claudel
Nous avons évoqué cette affaire à plusieurs reprises. Aussi, ne nous étendrons-nous pas sur ses nombreuses péripéties. Nous nous contenterons de rappeler que R.-M. P., la petite-nièce de l’artiste, a fait exécuter des exemplaires en bronze à partir de La Vague, une sculpture de Camille Claudel en marbre-onyx et en bronze conservée au musée Rodin ; et qu’elle a vendu ces tirages comme des œuvres originales. On doit d’ailleurs préciser que, sur ces pièces, elle avait fait apposer les numéros qui figurent traditionnellement sur les exemplaires originaux : 1/8, 2/8… I/IV, II/IV… Plusieurs héritiers Claudel ont engagé une action en justice, sur le plan civil, afin de faire reconnaître que ces sculptures n’étaient pas des œuvres originales, mais de simples reproductions. Ils ont obtenu gain de cause.
La Cour de cassation a, en effet, déclaré que « seules constituent des exemplaires originaux les épreuves en bronze à tirage limité, coulées à partir du modèle en plâtre ou en terre cuite réalisé par le sculpteur personnellement, de telle sorte que, dans leur exécution même, ces supports matériels de l’œuvre portent l’empreinte de la personnalité de leur auteur et se distinguent par là d’une simple reproduction ».
La cour d’appel de Versailles, devant laquelle l’affaire a été renvoyée, a repris l’analyse de la Cour de cassation selon laquelle les tirages exécutés à partir d’une œuvre achevée, comme La Vague, ne pouvaient être qualifiés d’originaux : « Les tirages à partir de cette œuvre achevée et par nature et vocation unique dans sa conception et réalisation en onyx et bronze, en ce qu’ils ont été réalisés à titre posthume intégralement en bronze, faisant ainsi disparaître une part essentielle de la personnalité de l’artiste, ne peuvent être qualifiés d’originaux ». Et elle a ajouté : « La présentation de ces tirages, par tous moyens, comme étant des originaux, alors qu’il ne s’agit que de reproductions […] constitue une atteinte […] au droit moral de l’auteur ». Autant dire que lesdits tirages constituent des contrefaçons.
Une autre action a été engagée contre R.-M. P., sur le plan pénal cette fois. En effet, plusieurs héritiers Claudel ont déposé plainte contre elle, suite à l’éventuelle mise en vente de l’un de ces exemplaires de La Vague. C’est cette plainte qui vient d’être examinée par le tribunal de Paris, lequel a rendu son jugement le 19 décembre dernier. Il a reconnu que, « en présentant des reproductions comme des œuvres originales, R.-M. P. commettait bien alors une contrefaçon par violation du droit au respect du nom de l’auteur, en lui attribuant faussement des œuvres dont il n’était pas l’auteur direct ». Mais il l’a relaxée, car il a reconnu que les faits qui lui étaient reprochés étaient prescrits (en matière correctionnelle, les faits sont prescrits, en principe, lorsqu’ils datent de plus de trois ans).
Le premier mérite de ce jugement est de confirmer la règle selon laquelle les bronzes originaux doivent être exécutés à partir d’un plâtre original et non pas d’une œuvre achevée. Le tribunal a ainsi explicité son point de vue : « R.-M. P. a accepté d’utiliser comme modèle initial, non pas un plâtre élaboré par ou sous le contrôle de l’artiste, plâtre qui peut effectivement laisser penser que le but de l’artiste était bien la fonte d’une sculpture en bronze, mais une œuvre achevée et, en ce sens, unique. Dès lors, en faisant fondre de nouvelles sculptures à partir […] du moulage d’une œuvre achevée […], R.-M. P. exerçait certes son droit de reproduction, mais ne pouvait en aucun cas présenter les œuvres ainsi créées comme des œuvres originales ».
Le second mérite du jugement est de souligner que les fontes posthumes ne peuvent pas être considérées comme des œuvres originales. Il rappelle, en effet, que la législation en la matière a évolué avec la transposition dans notre droit de la directive européenne concernant le droit de suite. Or, cette directive donne une définition des œuvres originales. Et cette définition précise qu’il s’agit notamment des exemplaires exécutés par l’artiste lui-même ou sous sa responsabilité. Autant dire que les fontes posthumes ne peuvent pas être originales. Le tribunal considère que cette définition ne concerne pas seulement l’application du droit de suite, mais qu’elle a une portée générale. Aussi déclare-t-il « qu’en réalité, ne devraient être considérées comme originales que les sculptures en bronze […] dont l’exécution a été réalisée par l’artiste lui-même ou sous sa responsabilité […] ». Cela dit, le tribunal a, comme nous l’avons précisé, estimé que les faits reprochés à R.-M. P. étaient prescrits et il l’a donc relaxée.
L’affaire Rodin
Un mois avant de se pencher sur les problèmes posés par les fontes posthumes de La Vague, le même tribunal avait examiné une affaire analogue. Il s’agissait alors de reproductions de sculptures d’Auguste Rodin, réalisées par un citoyen américain, G. S. Celui-ci avait fait l’acquisition d’un certain nombre de plâtres fabriqués d’après des modèles de Rodin. À partir de ces plâtres, des moules furent, au dire du musée Rodin, réalisés en France, dans un atelier de Saint-Ouen, puis expédiés à la fonderie Guastini, située à Vicence en Italie. À partir de ces moules et d’autres qu’elle réalisa elle-même, cette fonderie exécuta plusieurs centaines de bronzes. Ces pièces furent envoyées dans trois pays : les États-Unis, le Canada et la Slovénie. Elles étaient présentées comme des œuvres originales. En 2001, certains de ces plâtres, certaines de ces sculptures en bronze ayant été exposés à Genève, le musée Rodin porta plainte pour contrefaçon avec constitution de partie civile. C’est sur cette plainte que le tribunal de Paris était appelé à statuer.
Dans le jugement qu’il a prononcé le 20 novembre dernier, il a énoncé les mêmes principes que ceux qu’il devait exposer ensuite dans l’affaire Claudel. Il a notamment fait clairement ressortir ce qui caractérise les contrefaçons. Car le fait de reproduire fidèlement des œuvres tombées dans le domaine public (ce qui est le cas des sculptures de Rodin depuis 1987) n’a en soi rien de répréhensible. Ce qui est condamnable, c’est soit d’exécuter des reproductions qui trahissent les modèles de l’artiste, soit de présenter des reproductions, même fidèles, comme des œuvres originales : « L’atteinte au droit moral ne peut donc que résulter soit d’une reproduction infidèle de l’œuvre de l’artiste, soit de l’affirmation que l’œuvre réalisée est une œuvre originale ». Puis, le tribunal a, dans les mêmes termes qu’il devait utiliser à propos des reproductions de La Vague, reconnu que des fontes posthumes ne pouvaient pas être considérées comme des œuvres originales.
La particularité de cette affaire Rodin est que les exemplaires contestés n’ont pas été exécutés en France, mais dans une fonderie italienne. On devait donc se demander si, en l’occurrence, la loi française était applicable. Le code pénal prévoit dans son article 113-2 que « la loi pénale française est applicable aux infractions commises sur le territoire de la République » et que « l’infraction est réputée commise sur le territoire de la République, dès lors que l’un de ces faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire ». La jurisprudence considère que la loi française s’applique aux faits commis à l’étranger par un étranger, lorsque ces faits forment un tout indivisible avec les infractions imputées en France à l’intéressé. Or, selon le musée Rodin, les plâtres utilisés pour fabriquer les moules ont été achetés en France par G. S. et lesdits moules, qui ont servi à couler les bronzes contrefaisants, ont été fabriqués dans notre pays. Il s’agit, selon le musée, de deux étapes de ce processus « indivisible » que constitue la fabrication de ces bronzes contrefaisants.
Mais le tribunal n’a pas été convaincu par ces arguments. Il a, en effet, considéré que, pour que la loi française soit applicable, il ne suffit pas que certains faits aient été commis en France. Encore faut-il que ces faits puissent être considérés comme des éléments constitutifs de l’infraction. Or, « le droit de reproduction des œuvres d’Auguste Rodin étant dans le domaine public depuis 1987, le simple fait d’acheter des plâtres, même pour procéder à des fontes ultérieures, ne saurait être un élément constitutif de l’infraction de contrefaçon ».
Il en va de même pour ce qui est des moules réalisés en France : « Le caractère désormais libre de la reproduction des œuvres d’Auguste Rodin interdit de considérer que ces moules seraient un des éléments constitutifs de l’infraction ». De prime abord, ce raisonnement paraît judicieux. En effet, tant que la reproduction des œuvres de Rodin était subordonnée à l’autorisation du musée Rodin, titulaire des droits d’auteur du maître, le fait d’acquérir des plâtres et de faire fabriquer des moules dans le but de couler des sculptures pouvait être considéré comme des éléments constitutifs de la contrefaçon, laquelle consiste notamment à reproduire une œuvre en violation des droits de l’auteur. Mais dès l’instant où cette reproduction est libre, on ne peut rien reprocher à ceux qui achètent des plâtres ou font fabriquer des moules, puisqu’ils ont parfaitement le droit de couler des sculptures en bronze à condition de les présenter comme des reproductions.
Néanmoins, l’on ne peut pas ne pas se poser une question : la situation ne serait-elle pas différente s’il était prouvé que l’intéressé, lorsqu’il a acquis ces plâtres, fait exécuter ces moules, avait déjà la ferme intention de faire passer les futures reproductions pour des œuvres originales ? Ne pourrait-on pas soutenir alors que ces agissements étaient constitutifs de l’infraction de contrefaçon ?
Apparemment, le tribunal n’a pas envisagé cette hypothèse et il a simplement constaté que, en l’occurrence, la loi française n’était pas applicable et que les juridictions françaises n’étaient pas compétentes. Aussi a-t-il relaxé le prévenu.