Quand une statue antique suscite des expertises contradictoires, le marché s’enflamme. Sollicités par la justice après une vente contestée, le CIRAM de Bordeaux et l’expert Gilles Perrault livrent des conclusions opposées : analyses scientifiques pointant une falsification moderne contre conviction stylistique en faveur de l’authenticité. Ce face-à-face illustre combien la frontière entre science et expertise reste mouvante, et comment un désaccord d’experts peut suffire à ébranler la valeur d’une œuvre aux enchères.
François Duret-Robert
Chargés de donner leur avis quant à l'authenticité d'une statue, des experts scientifiques ont émis des opinions divergentes.
La cour d'appel de Paris [1] vient de condamner un acheteur qui, contes tant l'ancienneté d'une sculpture qu'il avait acquise aux enchères, avait refusé d'en acquitter le prix. De prime abord, on peut penser qu'il s'agit de l'épilogue d'un banal litige concernant l'authenticité d'une œuvre d'art. Mais il s'avère que l'affaire est intéressante parce qu'elle met en évidence une divergence de point de vue entre deux experts scientifiques. On a, en effet, tendance à considérer que les affirmations des hommes de science sont paroles d'évangile . Aussi, imagine t-on difficilement que ces affirmations puissent être contradictoires. Or, cette affaire démontre que si, d'ordinaire, les résultats des analyses scientifiques ne sauraient être contestés, en revanche les interprétations que l'on en donne peuvent être sujettes à caution...
Les conclusions de l'expert judiciaire
Lors d'une vente publique aux enchères, dirigée à Paris, le 27 mai 2009, par la société Piasa, la société anglaise Sam Fogg a été déclarée adjudicataire d'une sculpture en pierre calcaire représentant un buste d'apôtre. Cette sculpture était présentée dans le catalogue de la vente comme une œuvre datant de la seconde moitié du XIIe siècle, originaire de Suisse. Prix : 220 000 € soit, avec les frais, 272 624 €. Peu de temps après, la société Sam Fogg recueillit les avis de certains professionnels, lesquels considéraient qu'il ne s'agissait pas d'une statue du XIIe siècle. Aussi, refusa-t-elle d'en verser le prix à la société de ventes. Piasa saisit donc le juge des référés du tribunal de Paris, qui ordonna une expertise et la confia à Gilles Perrault, un expert agréé par la Cour de cassation, qui dirige un laboratoire d'analyses spécialisé dans le dépistage des faux artistiques. Celui-ci remit son rap port le 31 mai 2011. Dans ses conclusions, il déclarait : "L'œuvre litigieuse possède les caractéristiques esthétiques, techniques et scientifiques d'une œuvre du XIIe siècle. De ce fait, elle ne peut pas être un pastiche, une copie ou plus simplement un faux réalisé au XIXe, voire au début du XXe siècle". Des conclusions que la société Sam Fogg ne pouvait que contester.
Les arguments des parties
Au départ, la société Sam Fogg se contenta de rapporter les avis de certains professionnels qu'elle avait consultés. Ceux-ci s'étaient fondés sur leur impression première pour condamner la pièce et ils justifiaient leur verdict par des arguments de ce type : "Ça se voit", "Ça se ressent "[2].
L'expert de la vente, Laurence Fligny, s'était appuyée, pour établir l'authenticité de la pièce, "sur des études stylistiques comparatives avec d'autres œuvres citées dans le catalogue". Une telle attitude parais sait "plus rigoureuse et scientifique que [celle] de ses contradicteurs", qui, eux, ne se fiaient qu'à "leur expérience"[3]. Gilles Perrault, quant à lui, mettait en avant des considérations stylistiques et des données techniques pour étayer la thèse de l'authenticité .
Des considérations stylistiques : le raffinement des détails, tels le col de la tunique apparaissant sous le manteau et le dégagement du cou et de la chevelure, plaidait, selon lui, pour l'ancienneté de l'œuvre .
Des données techniques: la dureté du calcaire utilisé par le sculpteur et la présence de traces d'usure naturelle constituaient également de fortes présomptions en faveur de l'authenticité. On avait, en effet, quelque mal à concevoir qu'un faussaire se soit décidé pour une pierre aussi dure et difficile à sculpter, un tel choix multipliant par deux son temps de travail. Quant aux traces d'usure figurant notamment dans la chevelure de l'apôtre, elles avaient été, à l'évidence, produites par le ruissellement des eaux de pluie qui avaient partiellement dissous la pierre et créé de petites surfaces lisses où subsistaient des "stalag mites" composées de cristaux plus résistants. Les cassures de la pièce pouvaient également, selon Gilles Perrault, être d'origine naturelle.
Le rapport du laboratoire
Les conclusions de l'expert judiciaire lui étant défavorables, l'acheteur demanda alors au CIRAM [4], un laboratoire rattaché à l'université de Bordeaux, de procéder à une analyse scientifique. Il s'agissait d'étudier des échantillons prélevés à la surface de la statue pour connaître les altérations qu'avait subies la pierre depuis qu'elle avait été sculptée. Après avoir effectué deux prélèvements et procédé à leur analyse, le laboratoire déposa un rapport dans lequel il déclara que "les résultats [obtenus] indiquent que la roche n'a pas subi d'altérations liées au vieillissement naturel de plusieurs siècles postérieures à sa phase de sculpture. Ces résultats sont incompatibles avec l'ancienneté présumée de l'objet".
Ce rapport a été sévèrement critiqué par Gilles Perrault : "Si le travail du CIRAM est sérieux, ses conclusions concernant l'authenticité de la sculpture[ ...] ne correspondent pas à un cheminement scientifique habituel". Autrement dit, si l'analyse est sérieuse, l'interprétation que donne le laboratoire de ses résultats est fort contestable . Pour justifier sa position, Gilles Perrault avance trois arguments.
Premièrement, le laboratoire ne disposait pas d'étalons de référence, c'est-à-dire de pierres identiques ayant subi une altération, naturelle ou artificielle, soit depuis le XIIe siècle, soit depuis le XIXe siècle. Les seuls exemplaires dont il fait état sont des carreaux de sol et des pierres de construction de nature différente. Deuxièmement, le laboratoire n'a pas pu tenir compte, parce qu'il les ignorait, des conditions atmosphériques auxquelles a été soumise la statue, lorsqu'elle figurait sur son support et de la protection dont elle a pu bénéficier depuis qu'elle en a été séparée : "Il apparaît téméraire, ne connaissant pas le vécu d'une œuvre, d'affirmer son ancienneté sur la seule observation de la dégradation d'une micro-surface". D'autant que l'on ignore les traitements [pose d'une polychromie, de lait blanc] qu'on a pu lui appliquer dans le passé .
Troisièmement, le laboratoire n'a effectué que deux prélèvements, ce qui semble insuffisant, compte tenu du caractère très hétérogène de la pierre dans laquelle a été sculptée la pièce. Il a d'ailleurs lui-même relativisé la portée de ses affirmations, puisqu'il a formulé cette réserve : "Les conclusions apportées par le CIRAM sont basées sur l'étude de micro-prélèvements qui ne peuvent être considérés comme obligatoirement représentatifs de l'objet".
Gilles Perrault estime donc que "la démonstration du CIRAM reste dans le domaine de l'hypothèse...". Et il demeure convaincu que la statue est authentique. La cour d'appel de Paris a adopté la même position et elle a donc condamné la société Sam Fogg à verser à Piasa le prix de cette statue.
[1] CA Paris, pôle 1, ch. 2, 21 février 2013, RG n' 12-08485 .
[2] Rapport de Gilles Perrault.
[3] ibid.
[4] Centre d'innovation et de recherche pour l'analyse et le marquage