Au cœur des prétoires parisiens, les bronzes de Rodin et de Claudel se retrouvent au centre d’une bataille judiciaire inédite. Sollicité comme expert, Gilles Perrault détaille dans ses rapports les procédés de moulage et les dérives de certaines fonderies italiennes, pointant le glissement de simples reproductions vers de véritables contrefaçons. Ces chroniques révèlent la complexité d’un droit oscillant entre liberté de reproduction des œuvres tombées dans le domaine public et respect du droit moral des artistes, et montrent combien la frontière entre l’original et la copie reste fragile dans le marché de la sculpture.
François Duret-Robert
Pour un peu, on se serait cru à l’École du Louvre. Les intervenants ne dissertaient-ils pas doctement de la technique utilisée pour fabriquer les sculptures en bronze ou des différences qui existent entre les plâtres originaux et les plâtres d’atelier ? Pourtant, nous n’étions pas dans un institut d’enseignement artistique, mais au Palais de justice. Plus précisément, à la 31e Chambre correctionnelle du tribunal de Paris, qui, ce jeudi 25 septembre 2014, se penchait sur une affaire de contrefaçon, concernant des œuvres d’Auguste Rodin.
Plainte pour contrefaçon
Voici les faits, tels qu’ils sont présentés par l’accusation (comme il se doit, la défense conteste pour partie cette version des événements). Un citoyen américain, Gary S..., qui, de fait, agissait pour le compte de la société G... M..., a fait l’acquisition d’un certain nombre de plâtres réalisés d’après des modèles de Rodin. À partir de ces plâtres, des moules furent fabriqués en France, dans un atelier de Saint-Ouen. Ces moules furent expédiés à la fonderie Guastini, située à Vicense en Italie. À partir de ces moules, et d’autres qu’elle réalisa elle-même, cette fonderie exécuta, au dire de l’expert judiciaire, Gilles Perrault (1), 1710 bronzes. Ces pièces auraient été expédiées dans trois pays : les États-Unis, le Canada et la Slovénie. En 2001, certains plâtres, certaines sculptures en bronze provenant de cette fonderie ayant été exposés à Genève, le musée Rodin porta plainte pour contrefaçon avec constitution de partie civile. C’est à la suite de cette plainte et de l’instruction qui s’ensuivit que la 31e Chambre du tribunal de Paris a été amenée à se pencher sur cette affaire. Les épisodes successifs de cette saga – l’achat des plâtres, la fabrication des moules, la fonte des bronzes, la vente des pièces achevées... – ayant eu lieu dans des pays différents, la première question qui se posait était celle de savoir si la loi française était applicable, et si, par voie de conséquence, les juridictions françaises étaient compétentes.
La loi applicable
Comme l’ont rappelé le ministère public et Me Cusinberche, avocat du musée Rodin, le code pénal prévoit, dans son article 113-2, que “la loi pénale est applicable aux infractions commises sur le territoire de la République” et que “l’infraction est réputée commise sur le territoire de la République dès lors qu’un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire”. La jurisprudence considère que la loi française s’applique aux faits commis à l’étranger par un étranger, lorsque ces faits forment un tout indivisible avec les infractions reprochées en France à l’intéressé. Or, les plâtres utilisés pour fabriquer les moules ont été achetés en France par Gary S... et lesdits moules, qui ont servi à couler les bronzes contrefaisants, ont été fabriqués dans notre pays. Il s’agit, selon le procureur et Me Cusinberche, de deux étapes de ce processus “indivisible” que constitue la fabrication de ces bronzes contrefaisants. Il faut signaler, pour être objectif, que les avocats de la défense soutiennent le point de vue inverse, car ils affirment qu’aucun plâtre n’a été acheté en France, qu’aucun moule n’a été fabriqué dans notre pays. Et que, même si cela était, ces faits n’ont en eux mêmes rien de répréhensible et ne peuvent donc être considérés comme constitutifs d’une infraction.
Après cette entrée en matière, on peut aborder le fond de l’affaire. La principale question qui se pose est de savoir si les sculptures fabriquées par la fonderie Guastini peuvent être qualifiées d’œuvres originales ou s’il s’agit de reproductions, voire de contrefaçons.
Les impératifs de la technique
Selon la Cour de cassation(2), “seules constituent des exemplaires originaux les épreuves en bronze à tirage limité coulées à partir du modèle en plâtre ou en terre cuite réalisé par le sculpteur personnellement”. Il semble que l’on puisse, en tenant compte des impératifs de la technique, interpréter cette règle en disant que les bronzes originaux doivent être réalisés à partir des plâtres directement obtenus en moulant le modèle en terre créé par l’artiste. Pour éclairer notre propos, il faut dire quelques mots de ces données techniques. À dire vrai, on ne saurait mieux faire que de reprendre la description que Gilles Perrault donne de la fabrication des moules, dans le rapport qu’il a rédigé à la demande du tribunal sur l’affaire qui nous occupe. L’artiste, qui entend réaliser un modèle qui servira au tirage d’exemplaires en bronze, utilise généralement la terre glaise. L’œuvre ainsi créée, étant fragile et soumise aux caprices des variations d’humidité, doit être reproduite en plâtre. Mais ses surfaces molles ne peuvent supporter l’exécution directe d’un moule à pièces. On se contente donc, dans un premier temps, de recouvrir le modèle de plusieurs couches de plâtre. Et quand celles-ci sont sèches, on retire, par petits morceaux, la glaise dont est constitué le modèle. Celui-ci est donc détruit et il ne reste que son empreinte en creux dans le moule ainsi créé. Dans ce moule, on coule du plâtre. Puis on le casse et l’on obtient ainsi le “plâtre original”. À partir de ce plâtre original, on exécute un second moule qui permet le tirage des “plâtres d’atelier” ou de diffusion. Ce moule est constitué de plusieurs parties, afin de faciliter le démoulage de ces pièces. Ce sont ces plâtres d’atelier qui sont utilisés pour la fabrication des moules en sable argileux où seront coulés les bronzes. Nous avons dit plus haut que seuls peuvent être considérés comme des bronzes originaux les exemplaires exécutés à partir des plâtres issus directement du modèle en terre créé par l’artiste. Compte tenudesprécisions techniques que l’on vient d’indiquer, il ne peut s’agir que des plâtres d’atelier. On doit donc se demander si les plâtres dont disposait lafonderie Guastini méritaient ce qualificatif. D’où cette première question : ces plâtres, d’où venaient-ils? Tout porte à croire qu’ils provenaient de la fonderie Georges Rudier ou, à tout le moins, qu’ils avaient été moulés sur des plâtres de cette fonderie.
Provenance Rudier
Les Rudier appartenaient à une dynastie de fondeurs. François puis son frère Alexis travaillèrent pour Rodin durant les vingt dernières années du XIXe siècle. Et le fils d’Alexis, Eugène, devint, à partir de 1913, le fondeur officiel et exclusif du maître. Lorsqu’il disparut, en 1952, le matériel, les moules et les plâtres qui figuraient dans ses ateliers furent “récupérés”, si l’on peut dire, par son neveu Georges Rudier. À la mort de celui-ci, en 1994, nombre de plâtres furent vendus par ses héritiers ou par d’anciens collaborateurs de la fonderie. Certains furent acquis par des “collectionneurs” (le mot est peut-être un peu trop noble...), qui les cédèrent à Gary S... Ces transactions soulèvent deux problèmes. Le premier : ces plâtres n’auraient pas dû être vendus, mais restitués au musée Rodin. En effet, d’après les usages de la profession, les plâtres et les moules n’appartiennent pas aux fonderies, mais à ceux qui les ont commandés, c’est-à-dire aux artistes ou à leurs ayants droit. Le second problème concerne la qualité de ces plâtres. Il n’est pas certain que tous fussent réellement des plâtres d’atelier. Parmi eux s’étaient sans doute glissées plusieurs copies obtenues par surmoulage de ces plâtres. Or, de moulages en moulages, les exemplaires perdent de leur qualité. Les formes s’amollissent, les reliefs s’émoussent. Et les bronzes tirés à partir de ces plâtres s’écartent sensiblement des modèles originaux de l’artiste.
Reproductions ou contrefaçons ?
De toute façon, les bronzes coulés par la fonderie Guastini ne remplissant pas les conditions requises pour être qualifiés d’œuvres originales devaient être considérés comme de simples reproductions. En vertu du décret dit Marcus du 3 mars 1981, ils devaient donc “porter de manière visible et indélébile la mention reproduction”. Or, selon les dirigeants de la fonderie, cette mention n’était jamais apposée sur les bronzes destinés à Gary S... Pourtant, ce dernier prétend qu’il la fit inscrire à partir de 2005. Quoi qu’il en soit, la mention reproduction n’apparaît pas sur la grande majorité des bronzes qui ont été exécutés à la demande de Gary S... L’avocat du musée Rodin, Me Cusinberche, considère, en se référant à la jurisprudence de la Cour de cassation (3), que l’absence de la mention reproduction constitue non seulement une contravention au décret Marcus, mais qu’elle peut être également l’un des éléments de la contrefaçon.
Selon le code de la propriété intellectuelle, la contrefaçon est la reproduction “par quelque moyen que ce soit, d’une œuvre de l’esprit en violation du droit d’auteur”. Il peut s’agir d’une violation, soit du droit de reproduction, soit des droits moraux de l’auteur. En l’occurrence, il ne peut être question d’une violation du droit de reproduction, puisque l’œuvre de Rodin est tombée dans le domaine public en 1982. En revanche, les droits moraux sont éternels, si l’on peut dire. Ce sont donc ces droits moraux, et plus particulièrement le droit au respect de l’œuvre, qu’invoque Me Cusinberche pour prétendre que Gary S... a fait exécuter des œuvres “contrefaisantes”, comme disent les juristes. Il considère, en effet, qu’il y a, d’une part, contrefaçon par atteinte à l’intégrité de l’œuvre et, d’autre part, contrefaçon par volonté de confusion.
L’intégrité de l’œuvre n’est pas respectée dans la mesure où Gary S... a fait exécuter des bronzes à partir de plâtres qui présentaient des modifications par rapport aux modèles de l’artiste. Il faut ajouter que, en utilisant des plâtres dont les reliefs sont émoussés, dont les volumes sont amollis, il a trahi les créations de Rodin. La volonté de confusion est évidente, puisque ces exemplaires, non seulement ne portaient pas la mention reproduction, mais étaient présentés comme des œuvres originales. La cour d’appel de Versailles (4), appelée à se prononcer sur les reproductions en bronze de La Vague de Camille Claudel, n’a pas hésité à déclarer que “la présentation de ces tirages, par tous moyens, comme étant des originaux, alors qu’il ne s’agit que de reproductions [...], constitue une atteinte [...] au droit moral de l’auteur”. On peut donc considérer que les sculptures vendues par S... comme des originaux sont des contrefaçons.
L’avocat de Gary S..., Me Christian Beer, conteste formellement cette analyse et il rejette en bloc les conclusions du rapport de Gilles Perrault. Selon lui, ainsi qu’on l’a déjà dit, la loi française ne s’applique pas en l’occurrence. Et comme les règles édictées en France pour ce qui est du droit d’auteur n’ont pas d’équivalent à l’étranger, l’on ne saurait parler de contrefaçon. Quant à Me Le Douguet, qui défend l’un de ces “collectionneurs” qui ont vendu des plâtres à Gary S... et qui, partant, sont accusés de complicité de contrefaçon, il reprend à son compte la thèse de Me Beer. Il en conclut que, puisqu’il n’y a pas contrefaçon, il ne saurait y avoir complicité de contrefaçon... Le tribunal rendra son jugement le 20 novembre.
1 Gilles Perrault est un expert agréé par la Cour de cassation. 2 Civ. 1re, 4 mai 2012, n° 11-10763. 3 Cass. crim., 22 mai 2002, n° 01-86156. 4 Versailles 14e ch.,19 févr. 2014, RG n° 12-06116