Le 17 novembre dernier, le Seuil publiait un carnet « inédit » de Van Gogh, riche de 65 dessins de la période arlésienne. Mais sont-ils de la main de l’artiste, comme l’affirme l’auteur, l’historienne de l’art canadienne Bogomila Welsh-Ovcharov ? Non, ce sont des « imitations », estime le musée Van Gogh d’Amsterdam. Depuis, la querelle entre experts fait rage. Pour y voir plus clair, nous avons donné la parole à plusieurs spécialistes. Teio Meedendorp, chercheur au Van Gogh Museum, a notamment accepté de comparer des oeuvres originales de l’artiste et des croquis du « carnet retrouvé ».
Eva Bensard
En 1992, un homme d’affaires italien prétendait avoir trouvé au marché aux puces d’Arles six dessins « inédits » de Van Gogh. La nouvelle fit le tour du monde. Les croquis furent exposés dans des lieux prestigieux, jusqu’à ce que le musée Van Gogh d’Amsterdam — le seul à faire autorité en matière d’authenticité, sa collection de l’artiste étant la plus riche au monde avec 200 tableaux et 400 dessins — mette fin au conte de fées.
Beaucoup de bruit pour rien, tranchèrent les conservateurs hollandais. Le carrosse se mua en citrouille. Les soixante-cinq dessins présentés par les éditions du Seuil et par l’experte Bogomila Welsh-Ovcharov comme d’authentiques Van Gogh vont-ils connaître le même sort ?
Paru le 17 novembre dernier et publié simultanément dans plusieurs pays, le luxueux ouvrage (69 €) qui les reproduit s’embarrasse peu de précautions. Il s’intitule d’ailleurs Vincent van Gogh. Le Brouillard d’Arles, carnet retrouvé. Le « carnet » est présenté comme un « document incontestable », et la paternité de Van Gogh comme un fait avéré. Si bien que plusieurs articles de presse, reprenant le communiqué enthousiaste de l’éditeur, titrèrent dans un premier temps sur la « fabuleuse découverte ».
« Tout bonnement stupéfiant »
Il faut dire que l’histoire avait tout pour plaire : un carnet perdu pendant plus de 120 ans, qui resurgit à Arles, dans l’entourage de la famille Ginoux — célèbre pour avoir tenu le Café de la Gare à Arles et loué à Vincent la Maison Jaune. Il s’agit d’un vieux « brouillard », un livre de brouillon qui servait à tenir des comptes. Sur ses feuilles, soixante-cinq études à l’encre : des vergers en fleurs, des champs de blé, des vues de Montmajour, des portraits. Autant de croquis très proches, par leur composition, de tableaux et dessins provençaux de Van Gogh.
Lorsque Madame Welsh-Ovcharov, contactée il y a quelques années pour les expertiser, les examina pour la première fois, elle fut tout d’abord incrédule. « Mais petit à petit, à mesure que je les examinais de plus près, je fus submergée par une émotion inconnue en prenant conscience que ce que je tenais entre les mains était sans aucun doute possible une œuvre de l’un des plus grands artistes modernes », écrit-elle. Soit des croquis de Van Gogh réalisés à Arles et à Saint-Rémy, où le Hollandais séjourna entre février 1888 et le printemps 1890. « C’était tout bonnement stupéfiant. »
Imitations « monotones et maladroites »
Le Britannique Ronald Pickvance, grand spécialiste de la période arlésienne, vient la conforter dans cette intime conviction. Il salue, dans la préface du livre, « la découverte la plus révolutionnaire de toute l’histoire de l’œuvre de Van Gogh ». En revanche, ni les auteurs ni l’éditeur ne précisent que celle-ci est loin de faire l’unanimité. Les chercheurs du musée Van Gogh d’Amsterdam ont déjà récusé par deux fois l’authenticité des dessins, en 2008 et en 2012.
Le musée néerlandais, cependant, n’entend pas en rester là. Le 15 novembre 2016, jour de la conférence de presse du Seuil, il publie un communiqué sans appel, dénonçant des imitations « monotones, maladroites et sans esprit ». Depuis, par articles de presse et communiqués interposés, le débat entre les deux camps s’est envenimé.
Les points soulevés par les experts hollandais
Pour les conservateurs et chercheurs Teio Meedendorp, Louis van Tilborgh, Marije Vellekoop et Nienke Bakker, rien ne permet une attribution à l’artiste. Ni le format du papier (inhabituel), ni l’encre, ni le style (lire à ce propos les légendes détaillées de M. Meedendorp). La technique aussi pose question, selon eux. Alors que le calame — roseau taillé — était, dans les années 1888-1890, la marque de fabrique de Van Gogh, ils n’en décèlent ici qu’un usage parcimonieux.
« Les variations constantes dans l’épaisseur des lignes ne trahissent pas un calame, mais un tout autre instrument : le pinceau. » Pour Madame Welsh-Ovcharov, le carnet « révèle le Van Gogh dessinateur sous un jour nouveau ». Les croquis, argue-t-elle, « dévoilent sa capacité à dessiner rapidement et à rechercher de nouveaux moyens d’expression personnelle en variant l’utilisation des calames et des pinceaux ». Quant à Ronald Pickvance, il a beaucoup surpris en rétorquant, par voie de presse : « Ces dessins sont absolument O.K., du premier au 65e. Fin de la chanson, fin de l’histoire » (New York Times, 15 novembre 2016).
Provenance « douteuse »
Mais l’histoire est loin d’être terminée. De nombreuses interrogations subsistent, notamment sur la provenance. Comment expliquer que le carnet soit resté si longtemps en sommeil, alors qu’il serait demeuré plus de 120 ans chez des proches des Ginoux ?
Spécialiste de la correspondance de l’artiste, Wouter van der Veen partage le scepticisme du musée Van Gogh : « Les descendants ne se sont jamais posé de questions sur ces dessins : c’est quand même improbable ! » Plus surprenant : un bloc-notes documentant l’origine du carnet a refait surface en même temps que ce dernier. Il s’agit d’un petit carnet consignant l’activité du Café de la Gare, fréquenté par le Hollandais. De nombreuses pages ont été arrachées, mais « celles qui nous intéressent sont par miracle toujours là », ironise M. van der Veen.
On peut y lire cette note, griffonnée le 20 mai 1890 : « M. le Docteur Rey a déposé pour M. et Mme Ginoux de la part du peintre Vincent van Goghe (sic) des boîtes d’olives vides, un paquet de torchons à carreaux ainsi qu’un grand carnet de dessins et s’escuse (sic) pour le retard. »
Mode opératoire des faussaires
« Les pages arrachées, ce n’est jamais bon signe », confie l’expert judiciaire Gilles Perrault, familier des affaires de faux. Le procédé rappelle en effet le mode opératoire des faussaires : « Ces derniers s’inspirent de compositions de tableaux, les mélangent et travaillent sur des matériaux d’époque. Puis ils fabriquent un document de référence, une preuve manuscrite qui vient authentifier le faux. La récupération de carnets anciens est un classique. Les pages déjà écrites sont arrachées, et on se sert des autres. »
Dernière anomalie du « carnet du Café », tout récemment pointée par le musée : des notes identiques apparaissent à deux dates différentes...
L’expertise en question
Manque de prudence, de recul, de rigueur scientifique ? Cette polémique jette en tout cas une lumière crue et peu flatteuse sur l’exercice de l’expertise. « S’il s’avère que le musée Van Gogh a raison, cette affaire augmentera le discrédit des experts. Après le scandale des faux sièges de Versailles, nous n’avions vraiment pas besoin de ça ! », se désole Gilles Perrault.
Ultime parade de l’éditeur, qui s’estime victime d’une « campagne de dénigrement systématique » : proposer un débat public entre les différentes parties. Une offre que le musée d’Amsterdam a déclinée. Interrogé à ce sujet, M. Meedendorp nous a déclaré : « Nous attendons d’abord d’avoir des réponses à toutes nos questions, ensuite... on verra ! »
Le brouillard est encore loin d’être dissipé...