1. Les faits
Ce jour-là, dans le hall de l’immeuble, en ouvrant la porte de mon cabinet, je manque de heurter un quidam penché sur ma plaque d’expert judiciaire. Nous échangeons deux furtifs mots d’excuses. J’aperçois à peine le visage de son acolyte hilare, qui monte très rapidement les escaliers. Alors que je me trouve déjà dans mon véhicule stationné dans la cour, je médite sur l’étrangeté de la scène. Interloqué, j’y retourne. Les deux hommes ont disparu. D’énormes crachats coulent silencieusement sur les plaques de propreté et d’expert judiciaire …
Je réalise ce qui vient d’arriver et me souviens avoir déjà eu affaire aux deux compères : ce sont les associés d’une galerie d’art parisienne mis en cause lors d’une expertise judiciaire. Déposé depuis longtemps, mon rapport avait démontré la non authenticité des meubles litigieux qu’ils proposaient à la vente. Ma mémoire ayant rangé ces individus dans un tiroir, je dus ressortir le dossier pour me rappeler leurs noms.
Cela fait je file sonner dans les étages pour les retrouver. Ils sont au premier, décorant les bureaux d’un jeune notaire. Ce dernier m’ouvre la porte, je le prie de m’accompagner. Je lui fais constater la « fraîcheur » des crachats, dont la progression, malgré la verticalité des plaques en laiton, s’est arrêtée. Je le prie d’informer ses clients de ma volonté de les voir sur le champ. Il bafouille que leur présence relève du secret professionnel. Ses lèvres oscillent entre le sourire et la grimace. Il s’exécute finalement et transmet mon message…
L’un des deux protagonistes ne tarde pas à descendre et prétend que ni lui, ni son acolyte, ne sont l’auteur de « ces bavures ». Devant son air goguenard et sa mauvaise foi, je lui promets que faute d’excuses immédiates, je n’en resterai pas là ! Au lieu d’excuses apaisantes, son départ moqueur envenime mon courroux.
Je décide alors d’aller porter plainte au commissariat de police de mon arrondissement. Au préalable je téléphone à un confrère qui dirige un laboratoire de toxicologie accrédité, qui m’indique la procédure de prélèvement d’ADN dans des crachats. J’ai mon propre laboratoire, ainsi avec des bâtonnets et un coton hydrophile stérilisé, je réalise dans la minute même ces prélèvements, en respectant la procédure indiquée.
2. La plainte et la constitution de partie civile
Il fallait être très mécontent pour patienter au commissariat plus de 2 heures et demi, avant qu’un officier de police enregistre ma plainte, ce 23 juin 2005. L’officier me promit qu’un agent spécialisé viendrait effectuer un nouveau prélèvement. Les jours passant, personne ne se présentant, nous fûmes contraints de nettoyer les plaques : le laiton noircissait.
M’étant rapproché de mon avocat, je déposai plainte avec constitution de partie civile, au parquet de Paris contre X, au motif des chefs d’outrage à une personne chargée d’une mission de service public. N’ayant eu affaire à ces personnes que dans l’exercice d’une mission judiciaire, ce motif semblait approprié, pour autant qu’ils fussent bien les auteurs des faits reprochés. La caution requise de 1000 euros fut réglée dans les délais. Un réquisitoire introductif était pris le 12 octobre 2006 des chefs susvisés à l’encontre de personne non dénommée.
3. L’instruction
Interrogés le 13 octobre 2007 par le juge d’instruction en tant que témoins assistés, les deux galeristes reconnurent s’être rendus le jour des faits dans l’immeuble, mais contestèrent être les auteurs des faits. Le juge d’instruction fit procéder à un prélèvement salivaire des deux galeristes associés. La comparaison des ADN fut formelle : l’un des deux compères était l’auteur des crachats ; celui surpris sur la porte n’ayant pas eu le temps de réaliser son forfait.
4. L’argumentation de la défense
L’auteur démasqué expliqua au tribunal correctionnel qu’il « souffrait à l’époque d’un reflux gastro oesophagien pour lequel il était soigné depuis 2005 de sorte que, salivant toujours abondamment, il avait pu lui arriver, par pur hasard et accident, de perdre de la salive en se rendant chez son notaire. Il ne se souvenait plus de ce qui s’était passé mais, en aucun cas, il n’avait volontairement craché sur la plaque (judiciaire) de l’expert ». Il produisait un certificat médical de son médecin traitant, selon lequel il était « atteint depuis 2005 d’une toux expectorante liée à un reflux gastro oesophagien entraînant une lésion d’une corde vocale ». Son avocat adressait au juge d’instruction un second certificat médical du professeur B. indiquant qu’il était atteint « d’une affection à l’origine d’éructations et d’expectorations ».
5. L’ordonnance de non lieu
Malgré la diligence exemplaire du juge d’instruction, ce dernier rendit, le 1er avril 2008, une ordonnance de non lieu. Il retint « que les faits allégués n’étaient pas corroborés par le seul témoin présent au passage de C. B. et que l’absence civile aux enquêteurs privait l’expertise d’analyses et comparaisons génétiques de toute valeur probante ».
Cependant, le Procureur Général se joignit à la partie civile qui fit appel de cette ordonnance. Il requit la confirmation de la décision déférée, à savoir la mise en examen de l’auteur des crachats. Pour mémoire l’avocat de la partie civile demanda d’infirmer l’ordonnance de mise en examen, en avançant les éléments sérieux déposés au dossier : les tests ADN et la déposition d’une assistante qui corroborait la déposition de l’expert judiciaire.
La chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris rendit le 21 janvier 2009 son arrêt en ordonnant avant dire droit, un supplément d’information aux fins de mise en examen de l’auteur des crachats pour avoir à Paris, le 23 juin 2005, sur le territoire national et depuis temps non prescrit commis un outrage par geste à une personne chargée d’une mission de service public dans l’exercice de ses fonctions ou à l’occasion de l’exercice de sa mission en l’espèce, en crachant sur la plaque professionnelle de l’expert agréé par la Cour de cassation. Faits prévus et réprimés par l’article 433.5 du Code Pénal (1).
Par jugement rendu par la 10e Chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris, le tribunal sur l’action publique, déclarant coupable des faits qualifiés d’outrage à une personne chargée d’une mission de service public, et sur l’action civile déclarant recevable en la forme la constitution de la partie civile, condamna l’auteur des crachats à une amende délictuelle de cinq mille euros, au titre de l’art. 475-1 du Code de Procédure Pénale (2).
L’appel n’ayant pas été relevé par la personne poursuivie, cette affaire coûta « in fine » fort cher pour l’auteur avéré des faits : dix- mille euros plus les frais d’avocat.
À une époque où la science peut dévoiler certains mensonges par l’apport de preuves, il est réconfortant pour les experts de justice de constater que les affronts, qui leurs sont réservés par des justiciables mécontents, possèdent des limites et peuvent être sévèrement réprimandés.
De ce jugement, duquel on ne retire aucune gloire, sinon la preuve qu’il ne faut jamais manquer d’opiniâtreté pour se faire respecter, nous retiendrons la leçon que l’expert judiciaire, quoique isolé face aux acteurs du procès, n’est pas toujours abandonné par la justice.
Notes
1) Constituent un outrage puni de 7500 euros d’amende les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l’envoi d’objets quelconques adressés à une personne chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie. Lorsqu’il est adressé à une personne dépositaire de l’autorité publique, l’outrage est puni de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende. Art. 433.22 – Les personnes physiques coupables de l’une des infractions prévues au présent chapitre encourent également les peines complémentaires suivantes :
- L’interdiction, suivant les modalités prévues par l’article 131-27, soit d’exercer une fonction publique ou d’exercer l’activité professionnelle ou sociale dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de laquelle l’infraction a été commise, le maximum de la durée de l’interdiction temporaire étant porté à dix ans, soit, pour les infractions prévues par les articles 433-1, 433-2 et 433-4, d’exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, d’administrer, de gérer ou de contrôler à un titre quelconque, directement ou indirectement, pour leur propre compte ou pour le compte d’autrui, une entreprise commerciale ou industrielle ou une société commerciale. Ces interdictions d’exercice peuvent être prononcées cumulativement ;
- L’affichage ou la diffusion de la décision prononcée dans les conditions prévues par l’article 131-35.
2) Art. 475-1 du CPP – Le tribunal condamne l’auteur de l’infraction à payer à la partie civile la somme qu’il détermine, au titre des frais non payés par l’État et exposés par celle-ci. Le tribunal tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à cette condamnation. Les dispositions du présent article sont également applicables aux organismes tiers payeurs intervenant à l’instance.
Article de la Revue Experts n°94, Février 2011