En 1990, L’UNESCO envoie l’expert en art Gilles Perrault à Marrakech pour expertiser le minbar de la mosquée Koutoubia. Le voyage fut peu commun : le Roi Hassan II vouait alors une haine viscérale à son homonyme. « Gilles Perrault » était effectivement le pseudonyme de l’auteur du réquisitoire « Notre ami le Roi », à charge très vive contre sa Majesté. Voici le récit, par l’expert, d’une expertise au contexte original.
Article de la Revue Experts n°116 Octobre 2014
“Notre ami le Roi” réquisitoire écrit par l’écrivain Ph. L. sous le pseudonyme de Gilles Perrault, fit l’effet d’une tornade sur le royaume Alaouite en 1990. Hassan II n’apprécia pas les révélations de l’écrivain, auteur entre autre du “Pull-over rouge”, ami et protégé du Président François Mitterrand. Son courroux fut si important que les relations diplomatiques entre les deux pays s’échauffèrent et que le Roi du Maroc décida de supprimer les fêtes commémorant l’avènement de sa dynastie qui devaient se terminer par une fantasia sur les Champs-Élysées à Paris.
Dans ce contexte, même un idiot n’aurait pas pensé une seconde s’offrir en pâture aux polices marocaines : secrète, royale, gendarmerie, etc…Et pourtant, Gilles Perrault y alla.
Mais qu’alla-t-il faire dans ce guet-apens ? C’est l’UNESCO qui le décida, en lui confiant la mission d’expertiser le minbar de la Koutoubia à Marrakech. Ce monument historique datant de la dynastie des Abbassides, réalisée à Cordoue circa 1137, servait à l’Imam pour son office. Cette chaire à prêcher en forme d’escalier de neuf marches sur des petites roulettes, lui permettait de s’adresser à tous les fidèles dans la mosquée. L’état délabré du précieux minbar faisait craindre le pire. Aussi, les monuments historiques marocains appelèrent à l’aide l’UNESCO pour trouver un expert indépendant.
Après plusieurs propositions refusées par le pressenti ou par les parties marocaines, le nom de Gilles Perrault fit grand bruit et fut accepté avec empressement des religieux et avec beaucoup de circonspection des instances officielles marocaines. Une enquête fut diligentée et l’UNESCO prouva que “son” Gilles Perrault n’était pas le Gilles Perrault, auteur du livre… Votre serviteur s’envola en novembre 1992, après plusieurs mois de palabres, pour Rabat la capitale administrative du royaume.
Bien évidemment, n’étant pas l’idiot précité, puisque déjà expert agréé par la cour d’Appel de Versailles, il avait auparavant requis une assistance policière permanente pour ne pas être confondu avec son homonyme et passer quelques jours extrêmement désagréables dans des cachots où il aurait pu prendre involontairement quelques coups et blessures.
Courageux et compétent certes, mais pas téméraire, notre expert judiciaire préférait anticiper les erreurs policières.
Dès l’atterrissage à Rabat, un policier en civil l’attendait au pied de l’avion et le conduisit par une petite porte vitrée à l’intérieur de l’aéroport. Là, il le laissa à d’autres policiers. Ses bagages récupérés, l’expert se laissa guider dans la 4L banalisée dans la ville pour les politesses administratives. “Je te présente Notre Ami le Roi”… résonnait sous les voûtes à chaque entrée dans un bureau. Les marocains ont l’humour facile à tous les échelons de la hiérarchie, ce qui d’emblée est sympathique. Mais après une journée de présentation et quatre remplacements du policier garde-du-corps, le comique de répétition s’essoufflait ! Le second jour fut identique en présentations, mais à Casablanca, cette fois. La 4L de service paraissait fort mécontente en refusant de passer la troisième vitesse et crachait d’épais nuages de fumée noire. Les coups de klaxons, le brouhaha, les marocains qui traversent devant les voitures au péril de leur vie (Casablanca fut longtemps occupée par les espagnols férus de corrida), plongèrent l’expert dans l’ambiance africaine.
À 17 heures, l’expert fut mis dans le train pour Marrakech. Il prit congé de ses hôtes et de ses quatre gardes qui l’assurèrent qu’un de leurs confrères l’attendait devant le kiosque à journaux, dans le hall de la gare principale de Marrakech. Cette information paraissait suffisante pour l’identifier. Après 3 heures de trajet, le train déversa sa foule sur le quai qui s’entrecroisa avec celle grouillant d’impatience dans le hall. L’expert mit un certain temps à trouver le kiosque et attendit qu’un quidam se présente à lui.
Au bout d’un long moment, après vraisemblablement 1h-1h30 que le train soit arrivé, une silhouette apparue emmitouflée dans un burnous de couleur gris brun et se présenta : “M. Gilles Perrault ?…. Police royale, soyez le bienvenu à Marrakech.” Et d’un signe il m’enjoignit à le suivre. L’homme, dont je ne vis les traits qu’à la lumière de l’hôtel bien plus tard, était le seul enrhumé de toute cette foule, ce qui n’arrangeait pas la compréhension de son accent… Comme je lui fis remarquer que je commençais à m’inquiéter, il me répondit avec un sourire en croissant de lune : “Vous les français vous avez une montre, nous les arabes nous avons le temps…”. Effectivement, cela faisait déjà 2 jours que j’avais posé le pied au Maroc et que je n’avais toujours pas vu l’objet de mon déplacement. L’hôtel, digne du guide des routards, était typique avec ses mosaïques colorées et dégradées. La douche, qui n’avait pourtant qu’un flexible, déversait plusieurs filets d’eau, mais pas dans la même direction. Je m’en accommodais, trop content d’être à bon port.
La nuit étoilée et les palmiers visibles de ma fenêtre me permirent de rester serein en attendant de découvrir enfin le lendemain matin l’objet de ce voyage.
Le matin commence à l’aube et se termine dans l’esprit commun vers 12h… Il commença à 12h après deux visites “officielles” ponctuées de “Salâm Aleykoum, Aleykoum Salâm” et le fameux “je te présente Notre Ami le Roi”. Pour ne pas allonger ces présentations, je ne relevais pas la plaisanterie.
Enfin, au détour d’une ruelle dans un cul de sac, l’inspecteur des monuments historiques de Marrakech ouvrit le portail des jardins de la mosquée. Une cigogne nichée sur le faîte du mur s’envola, j’entrai dans un patio préservé du bruit et du temps… J’imaginai la splendeur passée de ce jardin des délices, un court instant, en faisant fi des herbes folles et des ronces. Une seconde porte s’ouvrit et le fruit de mon aventure était là, du haut de ses 850 ans, impressionnant comme un vieillard vertueux, qui garde, malgré les stigmates des guerres et d’autres aléas, les restes ineffaçables de sa splendeur passée.
Tel un médecin, je l’auscultai pendant 3 jours. D’abord quel était son état d’origine, sa construction ? A l’oeil nu et au vu des sections, j’optai pour un squelette en cèdre assemblé, déjà à l’époque à tenons et mortaises chevillés. Je consignai mes observations par croquis.
La peau par endroits très lacunaire – laissant paraître cette âme en bois comme de grandes blessures – se composait d’un riche décor d’ajours sculptés et de frises entremêlées où alternait une mosaïque de petits carrés d’ivoire et de bois précieux tel l’ébène. Ce si beau décor avait attiré la convoitise de quelques pillards et militaires au fil des 19e et 20e siècles, qui crurent sauvegarder une partie de ce patrimoine en l’emportant dans un lieu plus sécurisé sur d’autres continents… c’est ainsi qu’on en retrouve aujourd’hui dans des collections privées et publiques en France et dans d’autres pays. Ce début du 21e siècle étant propice aux restitutions, de nombreux fragments devraient logiquement retrouver leur support initial.
Après avoir examiné la construction du meuble, je m’intéressai à son état. Hélas, le cèdre était vermoulu, rongé de l’intérieur, pendant des siècles, par des capricornes qui transformèrent les vaisseaux compacts en fine poussière de déjections. Ces insectes ne supportant pas la lumière avaient laissé une fine pellicule intacte de bois au pourtour des sections. L’aspect était trompeur : les volumes bien conservés, mais la solidité anéantie par la vermine.
Le minbar était trop rongé pour resservir au culte, et il fallait le sauver d’un effondrement certain par une restauration adaptée. Le rapport d’expertise préconisa une conservation/restauration en accord avec les procédures de l’époque : d’abord éliminer les xylophages par un traitement curatif radical par gazage au bromure de méthyle, puis consolider l’âme du meuble par injection ou immersion dans du paraloïd B72, résine transparente soluble dans un solvant, réversible.
Bien évidemment, le rapport préconisa aussi un nettoyage de surface et le fixage réversible du décor sur l’âme. La conclusion de l’expert fût que, même restauré selon les règles de l’art, ce meuble historique ne pouvait pas être réutilisé pour le prêche. Gilles Perrault, “Notre Ami le Roi”, fut compris par toutes les parties sans aucune contestation. Même les religieux radicaux s’inclinèrent devant son constat. Un doute cependant subsistera toujours : est-ce la qualité de sa démonstration qui suscita cette unanimité, ou le fait qu’elle provenait d’un ennemi intime du Roi, du moins de celui qui portait le même nom ?…
Après de longues années de réflexions, la restauration fut confiée au Metropolitan Museum de New York. Ce trésor mondial est exposé aujourd’hui au Palais El Badi à Marrakech.