Diego Giacometti, cadet d’un an d’Alberto, s’est distingué par sa fabrication de mobilier en bronze animé de petites figurines. Son oeuvre, bien que s’inscrivant dans la mouvance de celle de son frère, est totalement indépendante. À partir des années 1950, avec de la terre glaise, du plâtre ou du bronze, il a donné vie à un bestiaire empreint d’une naïveté poétique et dont l’humour, qui se dégage des poses des petits animaux, ne gâte en rien l’élégance des formes. Diego Giacometti, débordé dans son activité, n’a tenu aucun registre, gérant de manière orale et sans devis préalable les nombreuses commandes qui lui étaient faites. Dans cet article, Gilles Perrault présente le parcours artistique du sculpteur suisse, expose les difficultés diverses rencontrées par les experts lors de l’analyse de ses œuvres, et décrit les progrès faits dans ces expertises, grâce notamment à la compilation de banques de données et à l’activité de quelques experts attachés à la défense de cet artiste.
Article de la Revue Experts n°125 – Avril 2016 @ Revue Experts
Dans les années 1920, les frères Alberto et Diego GIACOMETTI quittèrent leur village natal de Stampa, dans le canton Suisse des Grisons, pour s’installer l’un après l’autre à Paris. Isolés au sein de la capitale grouillante, les deux frères réunis en 1927 connurent la bohème avant que les sculptures d’Alberto soient remarquées par le décorateur avant-gardiste Jean-Michel FRANK en 1928. Dès le début des années 1930, ils reçurent les commandes de FRANK et des Ets CHANAUX pour la création de luminaires (appliques, pieds de lampes) et d’accessoires (vases, chenets, rampes, poignées de portes, etc.). Pour l’intelligentsia parisienne puis internationale, ils explorèrent un design sobre et épuré.
Aîné d’un an, le grand-frère Alberto s’exposait aux relations publiques et discutait les commandes. Diego bien heureux d’échapper à ces contraintes, assurait au sein de l’indestructible tandem la logistique technique.
Pendant près de 40 années, en parallèle à son propre travail de sculpteur, en indéfectible collaborateur, il prit en charge l’entretien des sculptures en terre, leur moulage en plâtre (moule à creux perdu), puis leur tirage toujours en plâtre (plâtre original issu du moule à creux perdu) pour assurer leur pérennité avant d’envisager des tirages en bronze confiés à un fondeur d’art. Diego sauvait chaque matin, grâce à son action répétée et bienveillante, nombre d’œuvres de son frère que ce dernier, noctambule hanté par la recherche de l’absolu, aurait pu détruire à son retour.
Ce travail répétitif n’était pas une contrainte pour Diego tant l’amitié et l’admiration qu’il avait pour son frère étaient à toute épreuve.
La seconde guerre mondiale passée, le talent de Diego se développa dans la fabrication de mobilier en bronze animé des petites figurines narratives, aux formes synthétiques. À travers la terre glaise, le plâtre puis le bronze, Il s’amusa à donner la vie à un bestiaire empreint d’une naïveté poétique. La créativité de Diego, bien qu’elle fût dans la mouvance stylistique de celle de son frère, est totalement indépendante. L’humour qui se dégage des poses des petits animaux, rendus sympathiques sous les doigts du sculpteur, ne gâte en rien l’élégance des formes.
La promenade des amis -trois chiens au pedigree incertain qui se suivent et vivent leur vie sans se soucier du regard des hommes- en est la quintessence posée sur des éléments du mobilier.
Les animaux détournent le regard de la fonction première du mobilier. Tables et consoles s’inscrivent dans le jardin secret de l’artiste en accueillant son bestiaire fantastique. Les entretoises et les pieds se transformant en branches, en étais, qui supportent tantôt un moineau repu, tantôt une chimère prête à s’envoler.
À côté de cette gentille faune, on peut aussi découvrir un chevalier caracolant devant un dragon pour défendre une belle enfermée dans sa tour.
Dès 1954, le célèbre galeriste Aimé MAEGHT lui passa des commandes de mobilier pour son appartement parisien, puis le mas familial en Provence. En 1962, il crée le bar de plein air et le mobilier pour la fondation MAEGHT à Saint-Paul de Vence.
Vers 1977, cet artisan comme il aimait à le rappeler par modestie, devint un artiste de génie avec son Autruche. Le professeur Jean-Paul BINET, ami de Diego, en est l’instigateur. Il le mit en concurrence avec les artistes MIRO et CHAGALL en leur offrant à chacun, aux environs de Pâques, un œuf d’autruche pour créer une œuvre.
Cette commande donna lieu à l’une des œuvres sculptées les plus abouties et emblématiques du XXe siècle. En plaçant l’œuf à l’intérieur d’une sculpture ouverte, Diego renoue avec l’éternelle question existentielle : l’œuf ou l’oiseau, lequel fut le premier. Ses concurrents, malgré tout leur talent, ne firent que décorer un œuf.
Dans l’abondant bestiaire de Diego se trouve une autre œuvre majeure, le Chat maître d’hôtel né de son imagination pour réconcilier les oiseaux de Paris avec son propre félin. Un chat debout, au sourire énigmatique, offre de la nourriture aux oiseaux, sur un plateau puis dans une vasque d’osier. L’artiste raille la nature en transformant le prédateur en un gentil serviteur. Il plaça le premier exemplaire dans sa cour. Le succès fut immédiat et les commandes ne cessèrent qu’à son décès.
Cet humour plein de bonté caractérisa Diego que la notoriété ne grisa pas. Il peinait à comprendre son succès grandissant auprès des bourgeois et marchands. Assaillis de commande, il les acceptait, mais écartait tous compliments. Résolument humble, il aimait à demeurer reclus dans son atelier, entouré de son imaginaire.
Alberto décède prématurément en janvier 1966. Profondément affecté, esseulé, Diego conserve leur atelier rue Hyppolite Maindron à Paris (14) et se réfugie dans le travail. Durant les vingt années qui suivent, la demande de ses admirateurs ne cesse de croître. Les amateurs d’art comme les galeristes, se pressent dans son atelier et emportent, contre quelques liasses de billets, la console qui vient d’être terminée prévue pour un autre client. Cet ami délesté attend la prochaine livraison et espère enfin pouvoir l’emporter. La pénurie enflamme l’attrait. Même si Diego n’en profite pas pour augmenter ses prix, c’est une véritable inflation matérielle ; sa cote grimpe dans les esprits.
Sous cette pression constante, Diego reste serein, mais peine à satisfaire ses admirateurs car beaucoup tissent des liens d’amitiés avec cet homme tellement agréable à fréquenter.
Célibataire désordonné, se laissant déborder dans son activité, il ne tient aucun registre. Il fait fondre des autruches, des chats, des oiseaux, des fragments de tables, de consoles et de sièges, par plusieurs fonderies. Devant cet afflux de commandes répétitives, les fondeurs anticipent, ils moulent au sable des éléments en surplus, dont certains sont signés dans le maître-modèle en plâtre. Diego supervise les montages et s’occupe principalement des ajouts d’animaux ou figurines en choisissant leur place. Il se réserve aussi, dans la mesure de ses possibilités, la réalisation des patines avec l’aide de Johnny (fils d’une amie, qu’il aide comme le sien).
D’abord client de fonderies familiales telles Thinot à Paris puis Châtillon ou Aubert à Paris, il frappe à la porte de Susse Frères à Arcueil pour répondre à l’engouement que suscitent ses œuvres. Puis en 1984, à l’apogée de son art, Diego reçoit la grande commande du Musée Picasso, il s’adresse alors à la fonderie Redoutey à Saint Sauveur, en Franche-Comté.
Lucien THINOT, ancien mouleur au sable chez Eugène Rudier jusqu’en 1947 se vit confier la majeure partie des figurines et des sculptures plus abouties comme les œuvres indépendantes, mais aussi des éléments de mobilier épars qui iront ensuite chez le ferronnier Franz MONS assisté de Pierre BASSE pour être montés, vissés ou soudés entre eux. Ce ferronnier reçut l’exclusivité de la fabrication en fer des assises des sièges et leur montage.
Bien malgré lui, la consécration tant rêvée par d’autres arriva de son vivant. Il reçut la commande de l’entier mobilier du Musée PICASSO à Paris, qui fut inauguré en septembre 1985, deux mois après sa mort.
50 pièces (banquettes, lustres, appliques, …) furent réalisés spécialement pour intégrer l’Hôtel Salé. Renonçant alors à son charmant univers animalier, trop anecdotique au regard de l’œuvre de Picasso, il laissa libre-court à son talent et son sens des volumes et des vides.
Les contrefaçons de l’oeuvre de Diego
Suite à cette gestion chaotique, essentiellement orale sans devis préalable signé, aucun expert ne s’engagea sur la voie d’un catalogue raisonné de son œuvre, après son décès. Seul Daniel MARCHESSEAU (alors conservateur du musée de la vie romantique), ami de l’artiste, eu le mérite d’éditer un ouvrage (en 1986) qui fait encore aujourd’hui référence.
Déjà dans les dernières années de sa vie, le bruit courra que des contrefaçons circulaient… On n’en connait pas toujours l’auteur, mais cette production se distingue avec le recul assez aisément et reste extrêmement limitée.
Plus importantes furent les contrefaçons post mortem de mobilier, tables, chaises, consoles et de quelques sculptures comme le Chat maître d’hôtel et L’autruche,… (cf. Art. Gilles Perrault – Revue Experts n°71, 2006, p. 37 à 42).
La fonderie Redoutey, qui possédait les maîtres-modèles pour la commande du Musée PICASSO dans l’Hôtel Salé, continua quelques productions supplémentaires… Puis elle fut encouragée par des aigrefins qui s’occupèrent d’écouler cette production à l’échelle parisienne puis nationale. Là encore, l’engouement ne faiblissant pas, la fonderie confectionna en plus des modèles inexistants ou surmoulés comme le Chat maître d’hôtel et L’autruche. Cette production conséquente finie par être repérée par ses héritiers et stoppée par l’inspecteur VINCENOT du SRPJ de Dijon sur ordre du juge d’Instruction de Lure en 1989.
Ce n’est qu’en 2002 que M. Hubert BONIN, Substitut du Procureur Général de la Cour d’appel de Besançon, pris conscience de l’importance du stock qui avait été saisi. Celui-ci comportait des maîtres-modèles authentiques et d’autres contrefaits (surmoulages). Il en résultait une production illégale bien que correspondant en tous points aux œuvres authentiques, et une production caractérisant la contrefaçon car issue de maîtres-modèles eux-mêmes contrefaits.
Cet imbroglio fut expertisé par l’auteur de ces lignes et son équipe en 2003.
Les contrefaçons de Diego produites par la fonderie REDOUTEY furent identifiées et détruites, les maîtres-modèles authentiques, eux, furent rendus aux héritiers en Suisse, le Musée des Arts Décoratifs de Paris ayant décliné cette offre. Pourtant, il possède dans ses réserves une partie des modèles de Diego qui était entreposé dans les fonderies ou à son atelier lors de son décès. A ces deux stocks s’ajoutent d’autres modèles recensés provenant de la fonderie THINOT et du ferronnier MONSE.
Dès 1991, un journaliste déplorait les ventes de faux Diego à Londres et New York de provenance REDOUTEY. Or, devant la difficulté de recenser cette production, aucun comité d’expertise ne se constitua. Très récemment, un ami pourtant fondeur et expert s’exclama : “moi, Diego, je n’y touche pas ! C’est trop compliqué !”. Effectivement c’est compliqué, donc risqué. Mais alors peut-on impunément regarder circuler tous ces faux sans agir ?…
Conscient de la difficulté d’expertiser cette œuvre très diversifiée, nous augmentâmes cette banque de données par l’expertise de plus de 200 œuvres réputées authentiques appartenant à des collections privées, réalisées du vivant de l’artiste.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, grâce à ces œuvres authentiques ou maîtres-modèles, nous pouvons expertiser enfin l’œuvre de cet artiste, en précisant même lorsqu’il s’agit d’une contrefaçon, sa provenance…
Hélas, la cote croissante de Diego, a depuis suscité d’autres vocations de faussaires au nouveau monde et en Italie où quelques fondeurs talentueux, mais ayant quelques difficultés financières, acceptent toutes sortes de commandes. La palme de cette production revient assurément à la société Excalibur Foundry installée dans New York à Brooklyn plus précisément. Elle ne s’en cache pas d’ailleurs, ayant même une vitrine de vente sur le net. Elle y propose du mobilier, des tables, chaises et consoles, sculptures et même la lampe étoile dont l’attribution à Alberto est aujourd’hui revendiquée par la Fondation Alberto et Annette GIACOMETTI de Paris, son ayant droit.
Depuis au moins trente années cette société, qui avait même alimenté un stand complet “d’œuvres authentiques” à la foire annuelle de Palm Beach, “Art Fair” n’a apparemment jamais été inquiétée ni par la fondation A. et A. GIACOMETTI, ni par les ayants droits de Diego. Ces œuvres ne sont pas autorisées par les héritiers de Diego, elles constituent donc des contrefaçons au sens de l’art. 71 de l’annexe III du code général des impôts et du décret 81-255 du 03 mars 1981.
Cependant, nous constatons sans cesse que des œuvres de cette production apparaissent dans les salles des ventes avec la prétention d’être authentiques, accompagnées bien sûr d’une provenance rassurante.
L’engouement des œuvres des deux frères est si fort qu’une affaire célèbre en Allemagne défraya la chronique en 2010. Environ 1000 faux bronzes ou plâtres d’Alberto GIACOMETTI et 200 contrefaçons de mobilier de Diego furent saisis. Leur propriétaire Lothar Senke (receleur) fut condamné par le tribunal de Stuttgart à 5 ans et 3 mois de prison. Un couple d’allemand fut escroqué pour 6 millions d’euros et une salle des ventes aux USA avait tout de même vendu un exemplaire d’Alberto à 27 millions de dollars. Quant au faussaire néerlandais (Robert Driessen), il se dénonça de Thaïlande, croyant être à l’abri des poursuites, par pure vanité au journal Der Spiegel en 2013. Mais oubliant la portée des accords de Schengen, il fut arrêté à la porte de l’avion du vol Bangkok/Amsterdam en 2014 et condamné à 5 ans de prison par le tribunal de Munich en juin 2015). Fort heureusement, très peu de ces contrefaçons circulent encore et elles aussi sont facilement identifiables. Quant aux œuvres expertisées sur ordonnance judiciaire, elles font aussi parties de notre banque de données.
Les experts de Diego
A la lecture de ces faits, on comprend aisément que très peu d’experts osèrent prendre la défense de cette œuvre. Un dandy américain, James LORD, vivant à Saint Germain des Prés à Paris, s’y attacha. Après le décès de Diego, qu’il avait fréquenté ainsi que son frère, il émit des certificats manuscrits au dos de photographies des œuvres de Diego. Même des contrefaçons évidentes furent attestées authentiques. Pire encore, à partir des années 2000, de faux certificats “James LORD” furent réalisés par un expert en salle des ventes.
Les maisons de ventes aux enchères et les marchands sérieux cherchèrent d’autres experts pour les garantir sur l’authenticité des œuvres de Diego. Ils s’adressèrent à l’ancien inspecteur VINCENOT, devenu expert près la Cour d’appel de Dijon, et au ferronnier Franz MONSE assisté de Pierre BASSE (cf. article de la Gazette de l’Hôtel Drouot n°24 du 19 juin 2015).
Quant aux héritiers suisses, sous la houlette de Mme TB et de son conseil Me MEIER, ils continuent de stopper ce qui leur parait insupportable et appréhendable.
Reste l’auteur de ces lignes qui se tient toujours en retrait des acteurs du marché, par souci d’indépendance, mais qui reste très actif pour la défense de l’artiste.
L’expertise scientifique et technique
L’expertise de l’œuvre de Diego GIACOMETTI procède principalement par comparaison avec des éléments authentiques ou faux. Aucune numérotation ni indication de quantité n’est répertoriée, sauf dans les cahiers de quelques fondeurs. Les cachets de fonderies furent apposés uniquement sur les sculptures indépendantes du mobilier.
Les dimensions, la nature de l’alliage, l’emplacement des soudures ainsi que les systèmes de montage pour les sièges et meubles, sont observés scrupuleusement, analysés et comparés.
Chaque détails possède son importance en expertise et peut être rédhibitoire ou constituer une preuve formelle. Bien évidemment, il n’est pas question pour l’expert de dévoiler ces indices, mais de faire savoir aux faussaires que leur travail, aussi bien réalisé soit-il, est détectable et qu’ils sont passibles d’amendes et de prison. L’expertise ne sert pas seulement les faits mais peut également les prévenir. 30 ans après le décès du sculpteur, l’expertise de son œuvre est devenue enfin fiable grâce aux compilations de banques de données et l’observation des maîtres-modèles précieusement conservés et accessibles aux experts. Encore faut-il les requérir avant de se porter acquéreur d’une œuvre…