La bonne santé actuelle du marché de l’art contribue à susciter auprès des services fiscaux l’envie d’inclure ses richesses patrimoniales dans l’assiette de l’I.S.F. Si ces velléités devenaient réalité comment pourrait-on évaluer avec précision objets et œuvres d’art, sachant par ailleurs la relativité des cotes et plus encore leurs fluctuations ? Et à quel moment cette évaluation devrait-elle être faite sachant que la vraie valeur marchande ne peut être déterminée qu’au moment d’une vente ?
La revue Experts n° 45 – 12/1999 © Revue Experts
La crise survenue après la guerre du Golfe semble enfin passée. Il n’est pas de semaine ou les salles de ventes annoncent des records impressionnants en France comme à l’étranger. Cette convalescence attire seulement les nouveaux riches et les spéculateurs mais aussi les services fiscaux qui aimeraient profiter de la bonne santé de l’art pour inclure le patrimoine artistique dans l’I.S.F.
Les 16,77 millions de dollars US obtenus pour une œuvre de 1917, huile sur toile, d’Amadeo Modigliani à New York chez Sotheby’s le jeudi 11 novembre 1999, ou les 11,8 millions de dollars US dépensés pour l’achat d’une épreuve en céramique du jeune sculpteur américain Jeff Koons, ex époux de « la Cicciolina », on ne peut plus kitsch, représentant la panthère rose au cou d’une pulpeuse blonde mièvre et vulgaire, ne peuvent effectivement laisser indifférent.
L’art ancien malgré les 70 millions de francs déboursés pour l’achat de la commode de Riesener, chez Christie’s à New York en juillet 1999, qui retournera dans la bibliothèque de Louis XVI au Château de Versailles, fait presque figure de parent pauvre.
En France, les sommes déboursées par objet sont moins importantes mais la quantité d’objets annuels vendus compense, toute proportion gardée avec les États Unis, cet handicap et ce, malgré une fiscalité très pesante sur les transactions :
• Taxe sur la plus value :
4,5 % en salle des vente
7 % lors d’une vente d’un particulier à un professionnel
• T.V.A. : 20,60 % de professionnel à professionnel
• Sécurité sociale des artistes : 3,3 % du chiffre annuel (soit 30 %)
• Prélèvement pour droit de suite : 3 % perçus pendant 70 ans après la création d’une œuvre lors de chaque revente par l’artiste ou ses ayants droits.
Les ventes d’objets et d’œuvres d’art ne sont que la partie apparente de l’iceberg. La partie immergée reste pendant des décennies, voire des siècles, dans des appartements et des propriétés privés à l’abri des regards
Discrétion naturelle vis à vis de voleurs, du voisinage et du fisc. Ce patrimoine, transmis de père en fils, est inclus dans les 5 % de la valeur du patrimoine immobilier lors des droits de succession. Une fortune parfois colossale dort paisiblement chez les héritiers d’artistes célèbres.
Les services fiscaux français ont tenté à plusieurs reprises d’imposer les propriétaires de ces trésors en faisant voter à l’Assemblée Nationale une loi incluant les objets et œuvres d’art dans le calcul de l’assiette de l’impôt sur les grandes fortunes : l’I.S.F. Repoussé à nouveau le 22 Octobre 1999, ce projet n’est pas pour autant abandonné…
Alors que l’achat et la vente d’un objet ou d’une œuvre d’art sont taxés, la jouissance de leur propriété reste l’un des derniers domaines préservés et les services de Bercy s’accrochent à cette manne. Cependant, si les services fiscaux finissent par l’emporter un jour à l’Assemblée Nationale, ils se trouveront confrontés à une épreuve bien plus difficile, l’estimation précise d’une œuvre d’art à l’instant donné du jour de la déclaration.
ÉTABLISSEMENT D’UNE COTE
La multiplicité des ventes d’objets d’art facilite l’établissement d’une cote moyenne à laquelle il convient d’ajouter ou de retrancher 20 %, soit une marge de 40 % selon les conditions de la transaction, comprenant les frais de vente aux enchères, la marge du marchand, la T.V.A., les taxes diverses, les assurances et le transport.
La rareté, la qualité, l’historique de l’objet peuvent en multiplier la valeur par 10 voire 100 ! Nous connaissons tous les ventes « fétichistes » d’objets ayant appartenu à des célébrités, comme Marylin Monroe ou Jackie Kennedy et plus récemment la vente Bristeguy, organisée à grand renfort de publicité, où des copies de meubles du XVIIIe ont dépassé les prix d’originaux.
Aussi le certificat délivré par l’expert qui atteste des qualités parfois exceptionnelles de l’objet d’art revêt-il une importance considérable !
L’œuvre d’art quant à elle, – par essence unique, ou tirée à huit exemplaires plus quatre épreuves d’artiste pour les sculptures en bronze (1) – est encore plus difficile à estimer. Lors de la dispersion de la collection RENAND le 20 Novembre 1987 à Drouot Montaigne « La belle romaine » de Modigliani n’avait atteint que le prix, déjà fabuleux pour l’époque, de 45.200.000 Francs. En supposant que cette œuvre soit restée dans des mains françaises, comment les services fiscaux auraient-ils estimé la valeur de cette toile en 1993, au plus bas de la crise du marché de l’art, lorsque tout se vendait à moitié prix par rapport à 1989 ? Comment auraient-ils pu prévoir, en novembre 1999, que cette œuvre serait arrachée à son propriétaire pour un peu plus de 101.500.000 Francs ?
LES PROFESSIONNELS
Pour estimer la valeur d’un objet ou d’une œuvre d’art, le bon réflexe serait de s’adresser aux personnes dont c’est le métier : les galeristes, antiquaires, commissaires priseurs et experts. A moins que les services de Bercy ne préfèrent créer une brigade spéciale …
Les ventes aux enchères permettent d’établir les annuaires de cote qui n’indiquent que les tendances. Ils ne sont pas le reflet exact de la valeur des objets et des œuvres d’art car aucune indication n’est donnée sur le déroulement de la vente : quelle était la composition de la salle, le marteau est-il tombé faute d’acheteur privé ou d’amateur sérieux, le prix a-t-il été « révisé » après la vente malgré la loi qui interdit formellement cette pratique, l’objet était-il en bon ou mauvais état, ou pire, était-il faux ?
L’expert par son expérience apprécie si le prix est justifié, sur ou sous-évalué par rapport à la tendance du moment.
Les galeristes soutiennent la cote de leurs « poulains » et arrivent parfois à la stabiliser en agissant ponctuellement lors de ventes aux enchères, en créant des événements médiatiques et en sacralisant des œuvres en les proposant à des grands musées.
L’EFFONDREMENT D’UNE COTE
Il n’est pas de terrain plus mouvant que la cote d’un artiste vivant, à la hausse comme à la baisse. Il suffit d’une exposition ratée ou d’une protection politique perdue pour que le prix de ces œuvres s’effondre. Même la simple remise en question de l’attribution d’une œuvre d’un artiste célèbre comme Van Gogh, Renoir, Rembrandt ou d’autres fait chuter la cote.
Les moyens techniques modernes qui contribuent très efficacement à l’expertise permettent dans une certaine mesure d’éviter ces déconvenues.
Longtemps décriés par de nombreux professionnels, ces examens permettent de filtrer les faux, mais pas les erreurs d’attribution entre deux artistes de la même époque.
En conclusion, s’il est aisé d’évaluer un objet d’art commun comme un fauteuil cabriolet Louis XV en se référant à des détails qualitatifs précis, l’estimation de l’œuvre d’art ancienne l’est beaucoup moins. Quant à l’œuvre contemporaine, elle subit jour après jour les aléas de la bourse, des conflits, de la mode, de l’humeur, de la santé de l’artiste, etc, de sorte que la valeur d’une œuvre ne peut être connue qu’à l’instant où elle est vendue.
Estimer des objets et des œuvres d’art en vue d’une base d’imposition ne sera donc pas facile car la marge de fluctuation des prix est considérable.
Notes
(1) Expert – Juin 1998 n° 39 « L’Expertise des bronzes d’Art » – p. 24 – 32