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Les contrefaçons de l’oeuvre de Diego Giacometti

L’auteur revient sur le procès célèbre concernant principalement des contrefaçons de l’œuvre de Diego Giacometti, diligenté par la cour d’appel de Besançon en novembre 1998 et sur les conséquences qui en découlent encore aujourd’hui.

Article de la Revue Experts n° 71 – juin 2006 © Revue Experts

 

Le 15 juillet 1985, Diego Giacometti était emporté par une embolie cérébrale. Il venait trois jours auparavant, de subir avec succès une opération de la cataracte à Neuilly-sur-Seine qui devait lui permettre d’apprécier à nouveau les détails qui font la différence entre le commun, le beau et le parfait.

Une autre satisfaction l’attendait à la sortie de l’hôpital : l’installation de la commande par l’État (du Mobilier national dirigé alors par Jean Coural) de ses œuvres dans le musée Picasso à Paris en l’Hôtel Salé. L’inauguration du musée eut lieu le 24 septembre 1985 et l’art de Diego sortit enfin des appartements feutrés des érudits et des visionnaires de l’époque.

Le choc fut important. L’artiste artisan, que le monde entier découvrait, brillait, tout en disparaissant, après quatre-vingts ans de discrétion. Ce feu d’artifice offert en l’Hôtel Salé projeta au premier plan l’œuvre de Diego Giacometti, restée trop longtemps dans l’ombre de celle de son frère Alberto. Sa cote décupla en quelques semaines. L’ascension devint vertigineuse. On ne parla plus de mobilier mais d’œuvres : elles devinrent introuvables… L’équilibre entre l’offre et la demande ne pouvait se rétablir puisque Diego avait exigé qu’après sa mort, aucune œuvre, en original ou en copie, ne serait réalisée, comme la loi l’autorise, sauf disposition contraire du défunt, des héritiers et ayants droits (1).

• Container N° 846 contenant des œuvres contrefaites de Diego Giacometti en avril 2003 avant destruction. L’amateur éclairé remarquera au sol des œuvres d’animaliers d’après E. Sandoz, I. Bonheur et R. Bugatti.

 

1. LES FONDEURS DE DIEGO

 Durant sa vie créative, Diego utilisait les services de nombreux fondeurs, sans tenir d’archives précises, passant des commandes de fragments de mobilier ou de son bestiaire décoratif dont il se réservait l’assemblage.

La première fonte que nous connaissons date d’une commande passée en 1933, d’un Lampadaire sans tête à la fonderie Alexis Rudier, œuvre de collaboration avec son frère Alberto. Les frères Giacometti délaissèrent cette fonderie en 1952, au décès de son dirigeant Eugène Rudier. La Fonderie E. Aubert, installée rue des vertus dans le IIIe arrondissement de Paris, semble avoir été, dès 1952, la première, pour Diego indépendant, à fondre notamment le fameux modèle du Chat maître-d’hôtel. Elle ferma au décès de son dirigeant en 1977. La fonderie Susse servait déjà Alberto, il lui échut naturellement la majeure partie de la production de Diego jusqu’en 1975 (l’actuel dirigeant de la fonderie émet des réserves sur cette date à plus ou moins deux ans près). La fonderie Thinot repris la suite de la majeure partie des productions des Chats maître-d’hôtel, des Autruches et de quelques tables, de 1977 au décès de l’artiste.

Trois fonderies d’art œuvraient pour l’artiste à son décès. La fonderie Boivin à Paris, la fonderie Thinot à Châtillonsous-Bagneux, dans la périphérie sud de Paris et la fonderie Jacques Redoutey à Port-sur-Saône en Haute-Saône.

Lorsque Jean Coural passa la commande du mobilier pour le musée Picasso, la somme disponible pour l’achat dépassait le coût de production de la fonderie Susse, réputée comme étant l’une des meilleures fonderies au monde, mais aussi de ce fait connue pour le coût de sa qualité. La fonderie Thinot, quant à elle, n’avait pas la structure suffisante pour assurer cette commande importante. Diego s’était donc tourné vers l’Est de la France, dans une région où, depuis le début du XIXe siècle, de nombreuses fonderies s’étaient implantées, dont les coûts de production étaient presque divisés de moitié par rapport à la capitale. Il y conclut les fontes du mobilier de l’Hôtel Salé avec la fonderie Jacques Redoutey, réservant comme à son habitude le montage pour ses deux ouvriers.

• Chat maître-d’hôtel, bronze original réalisé par la fonderie Susse. Découpé en trois pièces par les faussaires, socle, plateau et animal, pour servir de maître modèle au contrefacteur dans la technique de fonte à moules à pièces « au sable ».

 

2. L’APPROCHE DU FONDEUR

Le décès de Diego en pleine gloire créa donc une pénurie de ses œuvres et accentua la frénésie des amateurs et des investisseurs. La demande persistant, des individus décidèrent de subvenir aux besoins de la carence du marché. Ces aigrefins courtisèrent les fonderies Susse et Thinot sans succès. L’accueil fut différent à 400 km de la capitale, dans une région où l’industrie s’étouffait, où les feux des fours s’éteignaient au fil des décennies. Conséquences de cette récession, les charges sociales et fiscales s’accumulaient. Les petits patrons s’accrochaient pour ne pas faire faillite. Le dur labeur face au bronze rougeoyant coulant du creuset, la température ambiante qui fait transpirer et boire, étaient leur lot quotidien qu’ils ne voulaient (et le pouvaient-ils ?) abandonner. Seul, l’amour du travail bien fait leur faisait supporter la dégradation de leurs conditions.

Il ne fut pas difficile de flatter leur courage, puis de leur démontrer que leur travail si mal rémunéré servait à enrichir des Parisiens en cols blancs :

« Comment, vous qui avez réalisé cette Table carcasse (modèle de table basse réputé de Diego) pour 4 000 euros, vous ne saviez pas qu’elle a été revendue à Paris à 200 000 euros ?… » Une Table guéridon au hibou achetée à l’un des receleurs de cette affaire à 40 000 F avait trouvé, fin 1985, preneur chez Christie’s à New York à 378 000 F le 25 mars 1986 !

Le démarcheur, ayant ainsi distillé son fiel, sortit ensuite l’antidote : « Sans vous, l’artiste n’existerait qu’au stade du dessin, des maquettes et des ébauches en plâtre ! C’est vous, le fondeur, qui êtes le véritable artisan de l’œuvre ! L’artiste, les marchands d’art, les collectionneurs vivent de votre sueur ! La preuve est là, puisque vous possédez les modèles ! Vous pouvez continuer la divulgation des œuvres de l’artiste, sans l’artiste, et personne n’y verra de différence !… » Le maître fondeur tenait sa revanche ; le « courtier » s’occuperait de la « légalité » de l’opération et du secteur commercial.

 

3. LA PRODUCTION DES CONTREFAÇONS

Cette association dura pendant quatre ans, la fonderie J. R. régularisa ses dettes envers l’Urssaf, les caisses de retraite et les impôts, puis devint prospère…

Cependant, les amis intimes de Diego ainsi que son frère Bruno, sa belle-sœur Annette, veuve d’Alberto, et son neveu s’étonnèrent de voir des œuvres de Diego apparaître constamment dans les salles des ventes, tant en France qu’aux États-unis. Le monde de l’art est un petit milieu, celui des fondeurs encore plus étroit, la concurrence y est rude et chacun épie son confrère. On questionne les fournisseurs de matière première, les apprentis, les ouvriers transfuges. Il ne fallut guère de temps pour que les soupçons se dirigent vers une fonderie de Port-sur-Saône.

• Expertise d’un Lampadaire étoilé original, démonté et modifié pour servir de maître-modèle aux contrefacteurs puis sélection des œuvres saisies (avril 2003).

 

 4. L’INSTRUCTION

Une instruction fut ouverte mi-1989 par un juge d’instruction du tribunal de grande instance de Besançon. La mise sous écoute téléphonique révéla l’ampleur du réseau et ses ramifications. C’est alors que les officiers de police judiciaire passèrent à l’action en perquisitionnant le 12 octobre 1989 dans une galerie dirigée par A. P., au 15, rue de Miromesnil à Paris. Ces enquêteurs découvrirent, outre les factures de dix œuvres, trois bronzes de Diego Giacometti (2).

Quelque temps plus tard, l’inspecteur Vincenot du SRPJ de Dijon récupéra d’autres œuvres placées, soit chez des experts pour recueillir leur avis sur l’authenticité, soit chez des commissaires-priseurs pour y être vendues. Toutes provenaient d’une fonderie de Port-sur-Saône via un intermédiaire, qui se faisait régler en espèces, R. D. Entendu par les enquêteurs le 13 octobre 1989, ce dernier s’intitula « conseiller en fonderie d’art ».

Grâce au travail d’équipe exemplaire entre les différentes autorités concernées, l’instruction fut efficace, rapide et comporta suffisamment de preuves pour que le tribunal, puis la cour puissent rendre leur jugement et arrêt de façon pertinente. Trois filières furent mises en évidence partant de deux fonderies.

La contrefaçon des bronzes nécessite que le fondeur possède un modèle de l’artiste concerné. On comprendra donc l’importance pour la justice de trouver la provenance des modèles pour déterminer les responsabilités. Les attendus du jugement d’octobre 2000 nous éclairent sur la façon dont « le conseiller en fonderie » s’est fourni en modèles qui n’existaient pas dans la commande du musée Picasso : il achetait des œuvres originales ou troquait des contrefaçons pour s’en procurer. Le 26 avril 1990, il explique aux officiers de la P.J : « J’avais échangé avec M. V. des objets phéniciens et vénitiens que je possédais… Je lui ai remis tout cela contre deux acrobates, les deux tables et l’autruche (2)» (D1111/3 p. 4). Cette fausse piste fut démentie ultérieurement, car d’une part les œuvres étaient contrefaites et d’autre part M. V. étant décédé entretemps, son frère attesta qu’il n’avait jamais été en possession d’œuvres de Diego.

Le 19 mars 1991, le juge d’instruction Dominique Martin-Saint-Léon organisa une confrontation avec « les meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Diego Giacometti, c’est-à-dire les fondeurs et les monteurs ayant travaillé pour cet artiste, François Mons et Pierre Boulanger, monteurs dans l’atelier de Diego, ainsi que Pierre Thinot et Jean-Jacques Laurent, fondeurs (gérant de la Fonderie Boivin à Paris) ainsi qu’un sculpteur, ami de Diego, Philippe Anthonioz, sans oublier David Marchesseau, qui a écrit le seul ouvrage de référence sur l’œuvre de Diego Giacometti. » Ces derniers constataient que les œuvres saisies chez A. P. étaient des faux. Il s’agissait d’un constat, non d’une expertise.

 

5. PREMIÈRE FILIÈRE

En 1985, la fonderie de Port-sur-Saône, qui avait réalisé le mobilier pour l’Hôtel Salé, était en redressement judiciaire, et « J. R. qui était caution de sa société vis-à-vis d’organismes financiers avait vu sa maison vendue aux enchères publiques le 17 décembre 1985 (3). » Le terrain était donc propice au développement de n’importe quelle mauvaise graine pour tenter de redresser la pente.

La première filière était née sous l’impulsion du tandem R. D. et son ami A. P. qui démarchèrent le fondeur J. R. La perquisition, effectuée le 10 mars 1989 dans sa fonderie, permit d’appréhender une douzaine de sièges, deux tables, signés Diego et « dans l’usine de nombreuses pièces en cours d’assemblage ainsi que des centaines d’éléments permettant de monter des œuvres de cet artiste ».

• Détail du « maître modèle » coupé et rallongé pour compenser le retrait dimensionnel dû au surmoulage. L’ajustage du rajout a été effectué à l’aide d’une lime dont les traces non effacées et la modification du volume initial dus à cette transformation réalisée avec un manque certain de soins sont visibles sur les œuvres contrefaites.

Le fondeur a fourni un certain nombre d’informations pendant l’instruction permettant de chiffrer l’importance de sa production occulte d’œuvres de Diego Giacometti réalisées après le décès de l’artiste. Mais ces informations sont vagues et méritent d’être appréciées à la hausse. Par exemple l’un des prévenus, employé de la fonderie, avoua « qu’il estimait avoir eu personnellement entre les mains au moins deux cents pièces moulées, dont par exemple cent fauteuils Giacometti (Diego). Certains jours à partir d’avril 1987, ils étaient six ou sept à ne faire que cela à longueur de journée (3) » . Il se dégage des différentes auditions que la production de cette fonderie de 1985 à 1989 peut être estimée entre 700 œuvres et 1 000 œuvres contrefaites de D. Giacometti : une centaine seulement ont été saisies et détruites…

• Vue en détail permettant entre autres d’identifier ces contrefaçons. On remarque en lumière rasante, l’absence de « grain » à la surface du ventre, les côtés trop aigus, et les coups de reprise à la lime de la bague de rallonge en hauteur du maître modèle modifié par les faussaires.

 

6. DEUXIÈME FILIÈRE

Comme on peut le constater dans l’arrêt du 17 novembre 1998 rendu par la cour d’appel de Besançon, ces deux « marchands d’art et faiseurs d’or » (4) n’ont pas été les seuls à profiter du décès de Diego.

Une autre filière vit le jour de façon fortuite. Deux jeunes gens, qui œuvraient dans une autre fonderie de la même région, se sont ouvert des contrefaçons, qu’ils réalisaient de temps en temps, à leur professeur de sport. Ce dirigeant d’une salle de culture physique à Besançon comprit les plus-values possibles et s’ingénia à faire fructifier leur entreprise. Il s’agissait dans un premier temps d’œuvre d’E. Sandoz, de R. Bugatti, de Pompon, de P.J. Mêne, etc., principalement des animaliers français de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. On y ajouta les modèles de Diego utilisés par la fonderie voisine. Cette filière mit en cause M. G., le professeur de culture physique, qui instaura un réseau pour vendre les œuvres réalisées par les deux jeunes gens, P. G. et D. R. (neveu de J. R.), salariés de la fonderie Fodor située à Port-sur-Saône.

Le juge d’instruction apprit rapidement par les écoutes téléphoniques d’une part qu’une vente aux enchères d’une douzaine d’objets attribués à Diego Giacometti et mis en circulation par un comparse, J. L., devait avoir lieu à Autun le 19 mars 1989 et, d’autre part qu’un autre comparse B. B. allait repartir pour Toulouse avec une camionnette remplie de bronzes contrefaits (attribués aux artistes précités). Le 9 mars 1989, le magistrat instructeur décidait de l’interpellation de B. B., au moment où il prenait l’autoroute au volant de sa camionnette pour Toulouse, ainsi que de celle des autres personnes mises en cause3. Cette filière était ainsi appréhendée dans sa totalité avec une partie de son stock.

La cour jugea que « dans cette affaire, M. M. G. a été mu par un intérêt pécuniaire. Il apparaît comme le responsable de cette filière, commandant des objets, les revendant en n’hésitant pas à tromper la confiance des acheteurs ni à jeter le discrédit sur l’œuvre d’un auteur en mettant sur le marché des œuvres bien souvent de mauvaise reproduction ».

 

7. TROISIÈME FILIÈRE

Un amateur d’art, G. T., passionné par les œuvres de Diego Giacometti, heureux propriétaire de quelques-unes d’entre elles depuis 1979, rencontra J. R. en 1986 pour la réparation d’une Autruche de Diego. La passion, l’appât du gain facile, rapprochèrent les deux hommes ; le fondeur augmenta sa clientèle en fournissant à l’amateur d’art une production sur commande.

Cet amateur peu scrupuleux, journaliste occasionnel, ne perdit guère de temps. Il publia dans la Tribune de Genève du 22 novembre 1987 un article faisant la promotion de sa collection augmentée de contrefaçons, achetées au fondeur J. R., sous le titre racoleur de « Diego : un placement ».

La cour, dans les attendus de son arrêt, n’a pas manqué de relever la fin de cet article :

« C’est dire l’intérêt de la vente organisée le 30 novembre 1987 à Paris par (les commissaires-priseurs) Henri Chayette et Laurence Calmels. Il s’agit d’une trentaine de pièces provenant de la collection d’un Parisien qui sut reconnaître Diego Giacometti, il y a déjà longtemps… »

La méthode de propagande par voie de presse est classique et fait souvent recette.

Les œuvres saisies par la police judiciaire se sont révélées être des faux, selon les proches de l’artiste. Mais la cour révèle que le prévenu avait pris le soin d’y mêler des œuvres authentiques qui ont également fait l’objet de la saisie et se sont par la suite mélangées avec les autres scellés.

J. R., refusant de donner les noms et coordonnées de ses acquéreurs, le magistrat instructeur prit l’initiative de rechercher ces derniers par l’examen des ventes aux enchères nationales et internationales, ainsi que par le biais des transitaires. C’est ainsi que seize tables « achetées au Bazar de l’Hôtel de Ville à Paris » étaient envoyées par R. D. à New York pour être ensuite vendues chez Christie’s et Sotheby’s comme d’authentiques œuvres de Diego Giacometti.

J. de V., un autre intermédiaire de cette filière, a lui aussi donné quelques origines incontestables qui ont été reconnues par la cour ; comme le pied de table provenant d’une vente aux enchères à Paris, un lampadaire provenant d’une autre étude parisienne. Enfin Mme S. de K. déclara qu’en 1977 Diego Giacometti lui avait donné un Chat maître-d’hôtel et une Autruche, ces œuvres ont ensuite été vendues à J. de V. et furent saisies par la police. Ce mélange d’œuvres authentiques récentes et de contrefaçons ne pouvait qu’accroître la confiance des acheteurs.

• Autruches. À droite, contrefaçon réalisée par la fonderie de Port-sur-Saône dirigée par J. R., à côté d’un exemplaire authentique réalisé par la Fonderie Thinot. Bien que la hauteur soit compensée, le faussaire n’a pas pu modifier les épaisseurs qui, par le surmoulage, sont plus fines.

 

8. LE PROCÈS EN APPEL

Le développement du procès en appel devant la cour de Besançon prit fin avec l’arrêt que la chambre des appels correctionnels rendit le 17 novembre 1998. Précisons qu’à cette date, le frère de Diego, Bruno, s’était détaché du procès et qu’il était non-comparant et non représenté. Sa belle-sœur Annette, l’épouse du célèbre sculpteur Alberto, était entre-temps décédée ainsi que le neveu Sylvio Berthoud.

 Il ne restait plus pour représenter les héritiers de Diego que Thérésa Tigretti, veuve Berthoud ; or la cour déclara irrecevable son intervention en tant que partie civile. Elle constata dans ses attendus que les ayants droits d’Annette Giacometti n’avaient pas repris l’instance, et que Bruno n’était pas intervenu à l’instance devant ladite cour. Il en résulta qu’aucun héritier ne fut convoqué comme partie civile lors de la destruction des œuvres contrefaites et ne put être rendu destinataire des authentiques et des maîtres modèles.

La cour condamna tous les maillons des trois filières, le maître fondeur J. R., ses collaborateurs : enfants, neveu et belle-fille, ainsi que la dizaine d’intermédiaires, à des peines d’emprisonnement assorties d’amendes.

 

9. L’ABSENCE D’EXPERTISE

La défense utilisa tous les recours habituels en demande d’annulation. L’un des moyens de défense soulevé d’une mise en examen mérite une attention particulière pour le corps expertal. Mme L. H., épouse C. d’A., contesta les éléments constitutifs des infractions reprochées, « faisant valoir, qu’en outre, aucune expertise technique n’a été diligentée. L’avis d’un policier ayant suivi un cours sur les bronzes ne pouvant être assimilé à une expertise (3) ». Les preuves dans l’ensemble étant indiscutables, les constatations réalisées par les sachants, consignées par l’inspecteur Vincenot, parurent des preuves suffisantes pour éviter les frais d’une expertise (5).

La cour répondit qu’il n’avait pas pu être pratiqué d’expertise judiciaire, lors du supplément d’information au motif qu’il n’existait pas à l’époque de spécialiste de l’artiste hormis M. Marchesseau, alors conservateur au musée des Arts Décoratifs à Paris, auteur d’un livre sur Diego Giacometti.

« Mais celui-ci étant en relation avec les parties civiles n’a pu être désigné comme expert. Toutefois, M. Marchesseau et les personnes, ayant travaillé pour le compte de Diego Giacometti, ont été entendus comme témoin et confrontés aux mis en examen (3) ».

 

10. L’EXPERTISE APRÈS LA PUBLICATION DE L’ARRÊT

Ce fut en fait une erreur. Car lorsqu’il fallut déterminer le devenir du stock saisi qui remplissait trois containers, le procureur général, représenté par l’avocat général Hubert Bonin, se vit dans l’obligation d’ordonner une expertise pour séparer le peu de bon grain subsistant dans cette ivraie.

Cette expertise réalisée par l’auteur de ces lignes eut un autre avantage ; celui de conserver les maîtres modèles permettant d’identifier les faux ainsi que quelques maîtres modèles originaux concernant le mobilier de l’Hôtel Salé. Certains pourraient y voir aujourd’hui une dépense dépassant le cadre de la mission de la justice pénale, car le parquet n’a pas vocation de collecter des renseignements pour l’histoire de l’art. Nous tenons à les rassurer. Cette mission avait pour but d’éviter que les œuvres authentiques glissées dans les saisies soient détruites ou que des œuvres contrefaites soient restituées comme des originales à leurs propriétaires. Ces enjeux étaient suffisants pour justifier à eux seuls la mission de l’expert. Il en découle une banque de données accessible à tout expert ou historien de l’art, conservée dans les archives de la cour d’appel de Besançon. Les dimensions, la nature des alliages employées par les fonderies, les patines, les détails caractéristiques de chaque œuvre contrefaite, figurent sur les fiches techniques dans le rapport expertal.

• À gauche, Chat maître-d’hôtel, contrefaçon réalisée par la fonderie de Port-sur-Saône dirigée par J. R., à côté d’un exemplaire authentique réalisé par la Fonderie Thinot, à droite. L’œuvre contrefaite est plus grande que l’œuvre d’art originale, mais elle est plus étroite ; le faussaire ne s’étant pas risqué à épaissir le maître modèle. On observe également le manque de matière sur le ventre de l’œuvre contrefaite ainsi que la réduction du panier.

 

CONCLUSIONS

 L’expérience prouve que dans la plupart des affaires de contrefaçons, les faussaires ne savent pas s’arrêter. L’appât du gain facile leur enlève toute volonté de stopper leur production pendant qu’il en est encore temps. L’abondance soudaine d’œuvres d’un artiste attire l’attention et la méfiance des professionnels honnêtes. Ces derniers hésitent à porter au vu et au su de tous des contrefaçons isolées et sporadiques. Elles entachent l’œuvre et la cote d’un artiste. Mais lorsque trop de faux se présentent sur le marché, les professionnels font corps et aident les services concernés à identifier les auteurs des virus pour stopper l’épidémie. Ceci fut le cas également pour la fameuse affaire Guy Hain dit « Le duc de Bourgogne » dont plus de 2 500 bronzes furent saisis lors d’une instruction menée aussi par la cour d’appel de Besançon (il en reste une seconde diligentée depuis 2000 par le tribunal de grande instance de Créteil dont l’instruction est toujours pendante). Les faussaires les plus malins sont ceux qui commanditent seulement quelques œuvres par an, agissant seuls avec leur fondeur complice. Deux individus concernant notamment l’œuvre d’Auguste Rodin sont bien connus des professionnels avertis. Prescription, manque de preuves, absence de plainte, et de partie civile, ces faussaires septuagénaires qui ont fait fortune, ne risquent plus guère d’être inquiétés… Mais il reste primordial de localiser et de quantifier leur production.

Aujourd’hui les langues se délient chez les ouvriers retraités. Tous sont conscients que le partage a été loin d’être équitable. Cependant par peur de représailles et d’être inquiétés par la justice, ces anciens ne se confient pas spontanément. C’est dommage pour la justice et pour l’histoire de l’art. En l’absence d’écrits rendus publics, l’expert qui a constaté une contrefaçon doit produire de solides preuves pour ne pas être critiqué, voire traîné en justice pour diffamation ! Il convient de garder la foi et de la partager en équipe avec les magistrats et les officiers de police judiciaire, car, en plus de la sauvegarde du droit, toutes ces actions conservent la notoriété de nos artistes et ont une incidence récurrente très positive pour le rayonnement de l’art français.

 

NOTES

  • 1. En effet, l’art. L121-2 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que : « L’auteur a seul le droit de divulguer son œuvre… ». Silvio Berthoud, neveu de Diego Giacometti, et Bruno son frère, ses ayants droits, ont confirmé au juge d’instruction chargé de l’enquête que nous allons étudier, que Diego « avait clairement émis le désir que le mobilier qu’il avait créé ne soit plus fabriqué après sa mort. Il avait demandé que les moules soient détruits, que les pièces restantes non montées le soient également et que les modèles ne soient plus utilisés ». (D 226, 383, 804, 1247, 1695 à 1698).
  • 2. Jugement N° 2684 du tribunal de grande instance de Besançon, délibéré du 18 octobre 2000.
  • 3. Arrêt de la cour d’appel de Besançon du 17 novembre 1998.
  • 4. Expression désormais célèbre, depuis le titre du livre écrit par François Duret Robert aux éditions Belfond en 1991.
  • 5. Depuis ces faits, l’inspecteur Vincenot a pris sa retraite et figure dans le Guide international des experts et spécialistes d’Armand Israël aux éditions de l’amateur, comme spécialiste des œuvres des frères Giacometti, d’A. Rodin, Pompon, E. Sandoz, etc.

 

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