Cette interview met en lumière les difficultés de mise en œuvre de l’expertise vis-à-vis du contradictoire, d’une part pour la procédure commune à toutes les missions et d’autre part dans les diverses spécialités où l’on rencontre des problèmes particuliers, tels qu’en médecine, acoustique ou agriculture pour n’en citer que quelques-uns.
La revue Experts n° 44 – 09/1999 © Revue Experts
• Propos recueillis par B. Peckels pour la Revue Experts auprès de messieurs A. Cornuot (expert comptable),
A. Genin (ingénieur agronome), E. Halstrup (traductrice), J. Hureau (chirurgien), J. Ferrante (ingénieur T.P.),
J.R. Lemaire (informaticien), T. Mignot (acousticien) et G. Perrault (arts), tous experts près la Cour d’Appel de Versailles.
Pour les experts, le principe du contradictoire comprend un tronc commun constitué par la procédure qui s’impose à tous et des spécificités de mise en œuvre propres à certaines spécialités. Consacrer un article à chacune d’entre elles aurait fatalement entraîné des redites. C’est pour l’éviter que nous avons convenu d’interroger des experts des spécialités où l’on rencontre les particularités les plus significatives en matière de contradictoire, de poser à chacun les mêmes questions, puis de regrouper leurs avis en un seul et même article, soit globalement quand les réponses étaient identiques, soit individuellement quand elles étaient particulières.
I – Le principe du contradictoire est l’une des bases de notre droit permettant à toutes les parties d’être entendues conjointement et de discuter au fur et à mesure les arguments des uns et des autres. Ce principe général du droit s’impose aussi aux mesures d’instruction qui nous sont confiées (expertises) en matière civile et commerciale.
Pouvez-vous nous dire en quelques mots ce que vous devez faire pour le mettre en œuvre ?
Les experts interrogés ont tous fait les mêmes réponses que l’on peut résumer ainsi :
1 – Convoquer toutes les parties et leurs conseils dans les règles, c’est-à-dire les premiers par lettre recommandée et les seconds par lettre simple ;
2 – Dresser la liste des pièces nécessaires à l’accomplissement de la mission, la contrôler en présence des parties et vérifier que la communication en a été faite à tous les intervenants ; il a par ailleurs été précisé que la procédure devait être la même pour chaque nouvelle pièce présentée tout au long de l’expertise ;
3 – Répondre aux réclamations et observations (dires) des parties.
Il est intéressant de noter deux précisions faites dans les mêmes termes par la moitié des experts interrogés :
• l’expertise est un lieu de débats et de discussion où tout doit être débattu et expliqué ;
• les opérations techniques qui ont été faites par l’expert seul doivent ensuite être commentées aux parties et à leurs conseils.
Il y a lieu de préciser également que les huit experts interrogés sont tous des experts chevronnés. Ceci explique la précision et la justesse de leurs réponses.
Deux correctifs au moins, tirés d’une longue expérience de Président d’une Compagnie pluridisciplinaire, doivent être apportés à l’apparente perfection des réponses à cette première question :
• le premier, que l’on peut qualifier de normal, est la méconnaissance du contradictoire pour la majorité des experts qui viennent d’être inscrits sur une liste de Cour d’appel ainsi que les hésitations que beaucoup d’entre eux conservent pendant les mois qui suivent leur inscription ;
• le second, par contre inadmissible, est non seulement la méconnaissance mais plus encore le sentiment de n’avoir rien à faire du contradictoire de certains experts inscrits depuis plusieurs, voire même depuis de longues années : à ce propos il est regrettable de constater que ces experts font pour la plupart partie d’une même spécialité et que ce sont souvent les plus titrés d’entre eux.
Enfin, les deux points que nous venons d’exposer amènent deux remarques :
• la formation et la formation continue des experts doit être une préoccupation permanente ;
• l’éviction des experts qui rejettent délibérément les règles de procédure ne devrait jamais entraîner aucune hésitation.
II – Nous référant au Dictionnaire Juridique de l’Expertise de Tony Moussa, il apparaît que l’application du principe du contradictoire tel qu’il doit être recommandé aux experts repose globalement sur trois points : la convocation, la communication des pièces et les dires.
D’une façon générale conforme à la procédure et en dehors de toute situation particulière à l’une ou l’autre des spécialités que vous représentez, quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans la mise en œuvre de l’un ou l’autre des trois points énoncés ci-dessus ?
1 – Convocation des parties et de leurs conseils.
Les réponses faites à cette question sont concordantes et complémentaires ; elles n’ont donc pas lieu d’être personnalisées.
D’une façon générale et sauf imprévus, il n’a été rapporté aucune difficulté particulière dans la mesure où, d’une part la procédure est respectée, c’est-à-dire lorsque les convocations sont envoyées aux parties par lettre recommandée avec accusé de réception et aux avocats par lettre simple, et d’autre part lorsqu’il est prévu un délai d’au moins trois ou quatre semaines pour fixer le premier rendez-vous d’expertise.
Par contre des difficultés peuvent survenir si :
• il y a beaucoup de parties et, de ce fait, plus de trois ou quatre conseils ce qui, en pratique, empêche de pouvoir avoir l’accord préalable des uns et des autres pour une même date de rendez-vous ;
• une partie ou un avocat demande le report d’un rendez-vous déjà accepté par tous (il y a lieu de préciser à ce propos qu’une telle demande ne doit être prise en considération que dans la mesure où elle est fondée) ;
• l’on doit fixer un rendez-vous dans des délais très brefs en cas de procédure rapide ; il est alors prudent d’envoyer un fax ou un coup de téléphone en plus de la convocation réglementaire, à chaque fois que cela est possible ;
• les adresses, voire même les prénoms des avocats ne sont pas notés sur la copie de la décision désignant l’expert, ce qui complique terriblement les convocations et le temps perdu pour tous ;
• enfin, si les lettres de convocation reviennent à l’expert, soit du fait d’adresses erronées ou du décès du destinataire, soit en cas de pli recommandé parce que le destinataire n’est pas venu la retirer à la poste : certains experts nous ont précisé que lorsqu’ils pressentent des difficultés de ce type, ils envoient alors conjointement une lettre simple avec leur adresse au dos de l’enveloppe.
2 – Communication des pièces
(par souci de clarté, nous l’avons subdivisée en 5 stades)
a) Avant le commencement des opérations
• De l’avis général, les pièces sont rarement communiquées spontanément avant la convocation au premier rendez-vous d’expertise.
• Six sur huit des experts interrogés demandent les pièces aux parties et à leurs conseils en même temps qu’ils envoient la convocation en précisant qu’elles doivent leur être remises avant ou au plus tard au cours de la première réunion. Leur demande concerne la totalité des documents et de la correspondance intéressant le litige dont les pièces particulières à leur spécialité, par exemple un certificat d’urbanisme pour le bâtiment ou les comptes rendus opératoires en matière médicale dans les cas où la lecture de l’assignation, si ils la possède, leur permet ainsi d’affiner leur demande.
• Enfin, selon tous nos interlocuteurs, à ce stade les pièces sont envoyées aux experts dans beaucoup moins de 50 % des cas.
b) Lors de la première réunion d’expertise ;
• Il faut d’abord procéder au tri des documents car toutes les pièces ne sont pas toujours nécessaires à l’expertise et se méfier de certaines demandes de documents non indispensables qui pourraient avoir pour but de s’approprier certains secrets.
• Les experts qui ont demandé des pièces doivent vérifier lesquelles leur ont été remises et réclamer celles qui leur manquent.
• Ceux qui n’ont encore demandé aucune pièce établissent alors avec les parties et les avocats la liste de celles dont ils ont besoin.
• Dans tous les cas, il y a lieu de procéder à l’établissement d’un bordereau de pièces et de vérifier la communication de celles-ci.
• Si il est vrai, qu’il faut souvent réclamer les pièces demandées, il semble de l’avis général assez exceptionnel qu’elles ne soient finalement pas remises ; dans la négative, il y aurait lieu de mentionner dans le rapport les pièces manquantes.
• Il a enfin été précisé qu’il est extrêmement rare qu’il faille faire procéder à la communication des pièces sous astreinte.
c) Après la première réunion d’expertise,
pour toute demande ou remise de nouveaux documents, l’expert doit se plier aux mêmes règles de procédure.
d) Après la dernière réunion d’expertise mais avant le dépôt du rapport.
• Lorsqu’il s’agit d’un document peu important, la diffusion en sera faite par l’expert à toutes les parties et à leurs conseils en fixant un délai de réponse pour recevoir éventuellement un dire.
• Par contre, en cas de document important ou difficilement transmissible, il y a lieu d’organiser une nouvelle réunion d’expertise après avoir obtenu l’accord des parties, et les avoir prévenues des frais supplémentaires que cela occasionnera.
e) Enfin après le dépôt du rapport,
l’expert qui est alors dessaisi de sa mission doit retourner la pièce remise à son expéditeur ; néanmoins si elle concerne un fait nouveau susceptible de modifier ses conclusions, il doit en informer le juge et lui demander ses instructions.
3 – Dires
• Tout le monde est d’accord sur le fait que conformément à l’article 276 du N.C.P.C selon lequel il faut toujours prendre en considération les “observations” et les “réclamations” des parties.
• Émanant de quelqu’un d’autre que des parties ou de leur conseils, un dire pour être pris en considération doit être signé par la partie au nom de laquelle il a été établi.
• Mention de la suite donnée à un dire doit figurer dans le rapport auquel il doit être annexé.
• Un cas particulier est celui du dire parvenant à l’expert après le dépôt du rapport ; il faut alors adopter la même attitude que pour une pièce remise à cette étape de la mission.
III – Au-delà des principes généraux imposés par la loi, il y a les réalités de la vie et les contraintes propres à chaque technique.
Pouvez-vous nous dire quelles sont les difficultés propres à votre profession ?
Si jusqu’ici les réponses aux questions posées ont été tout à fait superposables, celle que nous allons examiner maintenant sont par contre spécifiques à la discipline considérée. Précisons que les disciplines retenues sont classées ci-après par ordre alphabétique et qu’il en est bien d’autres, notre choix s’étant limité à celles dont les particularités nous ont semblé les plus significatives.
1 – Acoustique (Th. Mignot)
• “Il nous faut intervenir “par surprise” chaque fois que le bruit est lié à un comportement. Je préviens donc les parties que je viendrai faire, des mesures de façon inopinée ; en général les deux parties sont d’accord car elles comprennent que cette façon de procéder permet d’approcher plus sûrement la réalité que lorsque l’on doit provoquer des bruits artificiellement, lesquels risquent d’être plus forts que ceux mis en cause. A propos de ces interventions surprises, il y a lieu de préciser, d’une part que le comportement, donc les bruits changent dès qu’il y a eu une assignation et d’autre part que les changements d’habitudes ne persistant pas très longtemps, nous avons toujours intérêt à retarder d’au moins un mois le moment de notre intervention.”
• En pratique nous devons essayer de ne pas nous faire “repérer” ; personnellement, je vais donc chez le demandeur “en confidence” pour procéder aux mesures nécessaires et aussitôt après je vais les vérifier chez le défendeur.
• Enfin, mes mesures étant faites, pour approcher au mieux le contradictoire je rends compte aux parties de mes interventions, je dis où et comment je les ai faites et parfois même je procède à une reconstitution et recommence en présence des parties”.
2 – Agri-Horticulture (A. Génin)
• “La principale difficulté consiste souvent pour nous dans la conservation de la preuve en tout début d’expertise, car un végétal meurt plus ou moins rapidement.
• Parfois, il se passe un long délai entre l’assignation et la tenue du premier rendez-vous d’expertise, surtout quand le demandeur n’a pas retenu la procédure de référé d’heure à heure.”
3 – Arts (G. Perrault)
• “Pour détecter un faux, j’ai besoin de faire des analyses (rayons X, scanner, microscope électronique à balayage etc…) et il m’est difficile de le faire en présence de dix ou quinze personnes. Je les fais donc seul après en avoir prévenu les parties et les avocats, et à chaque étape, j’établis un compte rendu didactique de mes opérations que je commente, ensuite, preuves à l’appui, à chaque réunion d’expertise. Toutefois si quelqu’un veut absolument, pour quelque raison que ce soit, assister à mes opérations, je les fais en sa présence et celle de l’autre partie ou d’un représentant.
• Par ailleurs, très souvent la durée d’une expertise est très longue car il y a de nombreux appels en garantie successifs étant donné que l’objet d’art change souvent de main ; en conséquence tous les propriétaires des vingt ou trente dernières années sont assignés en intervention forcée.
• Enfin, et c’est une des particularités de notre discipline, nous avons en dépôt des pièces de valeur, souvent de très grande valeur, que l’on est obligé de garder pendant plusieurs années et d’assurer à nos frais…”
4 – Bâtiments (J. Ferrante)
Pour ce qui concerne les convocations, il n’a été évoqué aucune difficulté particu-lière autre que celles déjà rapportées, ni en matière de référé préventif, ni en matière d’appels successifs en garantie, l’une et l’autre fréquente dans le bâtiment, dès lors que la procédure est respectée.
Par contre, J. Ferrante nous a dit à propos de la communication des pièces : “qu’elle était souvent laborieuse en raison de son volume et de son contenu, fréquemment discordant”, précisant que l’expert devait alors “faire preuve de persévérance, qui influe sur les délais” ; enfin pour ce qui concerne les – dires – il a ajouté : “dans certains cas, ils sont nombreux et dispersés, hors du cadre de la mission ne permettant pas d’y répondre intégralement”.
5 – Expertise comptable (A. Cornuot)
• “L’importance, en nombre, des documents devant être consultés (relevés et mouvements de banque, portefeuilles, titres, immobilisations…) est une des particularités de notre discipline qui nous oblige à travailler seul et à date fixe ; bien sûr, parties et avocats en sont informés préalablement et, à chaque réunion, je leur rends compte ensuite des travaux effectués.”
6 – Informatique (J.-R. Lemaire)
• “Pour nous le problème essentiel posé par le contradictoire est un risque d’atteinte à la confidentialité des processus de fabrication des logiciels. En effet, dans une affaire de contrefaçon de logiciels, un expert est désigné pour comparer le logiciel saisi avec celui du demandeur ; à cette occasion chaque partie peut avoir accès aux secrets de fabrication de son adversaire !”
7 – Médecine (J. Hureau)
• “Trois problèmes nous semblent devoir être individualisés, le secret médical, l’examen de la victime et la discussion qui parfois s’institue avec les médecins des compagnies d’assurance.
a) Le secret médical
• Ce n’est pas un problème pour l’expert qui n’est pas tenu de constituer le dossier, sauf en ce qui concerne les antécédents d’une victime ou tout autre chose dont il a eu connaissance à l’occasion d’une expertise et qui n’a aucun rapport avec les faits, objet du litige.
• La partie demanderesse n’est pas non plus tenue par le secret médical puisqu’elle en est détentrice ; elle peut donc se faire remettre les pièces du dossier médical nécessaires à l’expert par l’intermédiaire d’un médecin média ; elle est en droit d’exiger que tout ce qui a été payé et lui appartient, ainsi que les comptes rendus techniques obligatoires (CR opératoire, radio, biologie…) ; par contre il est plus discutable de demander les notes au observations qui sont la propriété de leurs auteurs et de ce fait peuvent être refusées.
• Enfin, le défendeur et le médecin traitant ou hospitalier qui possèdent des documents médicaux ne peuvent les remettre qu’avec l’autorisation de la personne concernée par le secret et là encore par l’intermédiaire d’un médecin média.
b) L’intimité et la pudeur de la victime doivent être respectés lors de l’examen médical. Selon l’usage, seuls les médecins conseils de compagnies d’assurance y assistent, à l’exclusion des avocats et des autres parties. Toutefois, l’examiné(e) a le droit de s’opposer à la présence de toute personne autre que le ou les experts désignés ; dans ce cas les résultats de l’examen doivent être immédiatement communiqués aux parties présentes et mention doit en être faite dans le rapport.
c) Concernant le reproche souvent fait aux médecins experts de discuter leurs conclusions avec les médecins de compagnie d’assurance après le départ de la victime, on doit dire qu’en matière civile, il ne peut y avoir aucune discussion en dehors de la présence de toutes les parties qui ont assisté à la réunion d’expertise, sauf à violer le contradictoire. La seule exception où l’on pourrait envisager l’absence de la victime est le cas où certains commentaires pourraient risquer de la blesser ; encore faudrait-il au moins avoir l’accord de ceux qui la représentent.”
8 – Traducteurs (E. Halstrup)
• “Quand une mission est limitée à celle d’interprète, c’est-à-dire dans 98 % des cas, nous intervenons à la fois pour le prévenu, l’avocat et le juge. Souvent, il arrive alors que l’on connaisse le dossier mieux que le juge car nous avons vu le prévenu en garde à vue, chez le juge d’instruction et enfin au Tribunal. Le problème est alors pour nous de nous limiter à la traduction des faits sans les commenter ni révéler ce dont on a pu avoir connaissance par ailleurs.
Au terme de ces diverses interrogations, il nous appartient de rappeler :
– d’abord que nous n’avons interrogé des experts que dans les disciplines qui nous semblaient présenter les problèmes les plus significatifs, mais qu’il en est sûrement beaucoup d’autres en particulier celles où se pose le problème d’un secret de fabrication.
– ensuite que dans le bâtiment il n’y a peut être pas de difficultés “spécifiques” au respect du contradictoire, mais que comme dans certaines autres disciplines l’expert est là confronté aux problèmes que posent les procédures d’urgence et les appels successifs en garantie.
IV – Dans une société de droit telle que la nôtre, la loi évolue ; elle est le reflet de l’opinion et des adaptations nécessaires aux textes existants.
Concernant le contradictoire, estimez-vous que des modifications doivent être apportées à ses applications à l’expertise et si oui, lesquelles ?
Tous les experts interrogés approuvent le principe du contradictoire. Tous estime également que les textes régissant ses applications à l’expertise sont clairs et n’appellent aucune modification.
La seule remarque qui a été faite l’a été par J. Ferrante qui a précisé qu’il était important “de sensibiliser plus encore les experts et tous les intervenants à l’expertise, à l’esprit du contradictoire”, ce qui revient à rappeler l’importance de la formation des experts et de la communication de l’expert avec les parties lors des réunions d’expertise.
En guise de conclusion, nous pouvons dire que dans la mesure où la formation de l’expert est faite et bien faite, le principe du contradictoire et les difficultés qu’il entraîne dans certains disciplines, est bien compris et que sa mise en œuvre est relativement facile.
FIN DE L’ÉTUDE DU CONTRADICTOIRE