L’auteur décrypte les processus d’estimation de la valeur des œuvres et objets d’art de « qualité musée » à ne pas confondre avec les œuvres ou objets de qualité courante beaucoup plus nombreux.
Article de la Revue Experts n° 91, Août 2010 © Revue Experts
1. LA VALEUR D’UNE ŒUVRE D’ART DE « QUALITÉ MUSÉE »
Le 20 mai 2010, l’AFP annonçait que le vol de cinq toiles de maîtres, découvert le matin même par les gardiens du Musée d’art moderne de la ville de Paris, était estimé à 500 millions d’euros. Interrogé, je fixai l’estimation aux alentours de 100 millions d’euros : l’AFP rectifia l’information dès le lendemain.
Il suffisait de prendre en compte les derniers résultats, significatifs, des ventes des œuvres picturales similaires des cinq artistes concernés : Picasso, Matisse, Braque, Léger et Modigliani. En fonction du sujet, de l’année, des dimensions, une cote surgit grâce aux banques de données véhiculées par le net, corrigée à la hausse, car la qualité « muséable » est toujours valorisante. Mais la somme des valeurs ne dépassa pas 101 millions d’euros, ce qui totalise déjà suffisamment d’argent pour attirer l’attention des médias.
Dans un autre domaine, la sculpture en bronze, très sujette à la production de contrefaçons, : « l’homme qui marche » d’Alberto Giacometti (1901-1966) pulvérisa son estimation haute de 21,5 millions d’euros pour atteindre le record de 74,2 millions d’euros le 3 février 2010 chez Sotheby’s à New York(1).
Le Penseur de Rodin, bronze en taille originale créé pour la porte de l’enfer, fonte au sable d’Alexis Rudier circa 1916.
Encore plus édifiant sur le côté parfois aléatoire du prix de l’art, le 17 janvier 2009, une épreuve en bronze du Penseur de Rodin dans sa taille originale de 72 cm de haut fondue juste avant le décès de l’artiste circa 1916, estimée 400 000 euros au marteau, obtint à l’Hôtel Drouot la somme de 3, 095 millions d’euros (2, 560 euros au marteau + frais), expertisée par notre confrère parisien R. Perazzone. Remise en vente le 5 mai 2010 par Sotheby’s à New York, elle trouva acquéreur à 8 020 950 millions d’euros au marteau !… (photo ci-dessus).
Cependant un autre Penseur en bronze de taille monumentale, environ 1,80 m de haut, fut ravalé(2) à 500 000 euros le 8 août 2009 à Cannes. Mais il s’agissait d’une reproduction récente réalisée circa 1998, éditée à 25 exemplaires. Si ce même sujet en bronze en taille monumentale, fondu du vivant de Rodin, apparaissait sur le marché de l’art, son prix dépasserait assurément les 40 millions d’euros !… (Il convient donc de s’entourer d’experts très compétents, avant de se lancer dans de tels achats).
Les estimations pour les objets de qualité exceptionnelle sont souvent basses en salle des ventes ; par prudence, et pour attirer le maximum d’amateurs, ce qui attise le feu des enchères. Par exemple, cette superbe et rarissime sculpture cubiste typique de l’oeuvre d’Amedeo Modigliani (en pierre calcaire de 62 cm de haut) (photo ci-contre) était proposée par la maison de vente Christie’s, le 14 juin dernier à Paris, dans la fourchette d’estimation de 4 à 5 millions d’euros. D’emblée les connaisseurs savaient qu’il faudrait au moins pousser les enchères au quadruple pour l’emporter. Après une bataille d’enchères mémorables, son « juste prix » tomba au coup sec du marteau d’ivoire : 38,5 millions d’euros, soit 43,2 millions d’euros avec les frais d’acheteur. Ce score s’explique dans le sens ou cette œuvre est quasi unique. Moins de 10 sculptures de Modigliani sont recensées dans des collections particulières. Et celle-ci est suivie depuis sa création. Achetée en 1927 par un amateur d’art et restée depuis chez ses descendants, bien illustrée dans des catalogues d’exposition depuis le vivant même de l’artiste, cette œuvre, entrée dans une abondante biographie, possède un pedigree irréprochable et rassurant, ce qui explique son prix. Charnière du cubisme en trois dimensions dont la pureté des lignes et des volumes ne peuvent laisser le spectateur indifférent, elle mérite d’entrer dans les plus grands musées de la planète, d’où ce record mondial.
Ces quelques exemples illustrent la difficulté d’estimer avec précision une œuvre d’art de grande qualité car les prix de vente de ces œuvres exceptionnelles, qui ne dépassent guère, en quantité, 5% de l’existant ancien et moderne, sont imprévisibles. Dans le flot des productions artistiques, les œuvres s’estiment au coup par coup, de façon assez rationnelle, selon des critères spécifiques par époque, artiste, discipline, etc…
Examinons ensemble ce mécanisme, qui dépend des facteurs suivants :
1. L’époque de la réalisation : Siècle, période d’un régime, période d’un style, etc.
2. La nature de l’objet ou de l’oeuvre : Mobilier, œuvre picturale, objet décoratif, sculpture, etc.
3. L’identification de son auteur : Signature, estampille, documents de provenance
d’achat, etc.
4. La notoriété de son auteur : Maître de renommée internationale, « petit » maître,
anonyme, etc.
5. La traçabilité depuis sa création : Connue, inconnue, sûre, etc.
6. La qualité de la réalisation : Classique, exceptionnelle, etc.
7. Ses dimensions : Normales, hors normes, etc.
8. Son état : Neuf, moyen, restauré, très restauré, usé, etc.
9. L’effet de mode : Engouement très prononcé par une clientèle internationale
ou locale, expositions, publications, films, etc.
10. Sa provenance : Anonyme, prestigieuse, etc.
11. Le sujet : Aimable, austère, religieux, provocant, etc.
12. La rareté : Pour la sculpture : unique ou multiple, d’édition originale ou de diffusion,
réalisée du vivant de l’artiste ou post mortem, etc.
« Vue du quai des Chartrons à Bordeaux depuis l’esplanade des Quinconces », huile sur toile du début du XIXème siècle attribué à Jean Paul Alaux (1788-1858) faisant partie d’une paire. Dimensions 31,5 cm ht x 46,5 cm hors cadre, moulure sculptée, dorée à la feuille d’or, d’époque Louis XVI. Estimée comme une attribution, cette paire réunie en un seul lot estimée 16 000 euros par l’expert judiciaire, suivit dans cette fourchette par le catalogue de la vente aux enchères atteint au marteau 39 000 euros (44 598 euros frais acheteur compris, vente judiciaire). On peut aisément en conclure qu’elle fut acquise par un bordelais habitué des prix « en boutique ». Vente Hôtel Drouot du 10 juin 2010, Me Pescheteau-Badin, C.P.J.
Cette large commode à la grecque estampillée sur chaque tête de pieds sous le marbre S. Oeben, a double ressaut central en placage de bois rose et d’amarante, aux décors de marqueterie de cubes dans des réserves soulignés de filets à la grecque fut expertisée à 100 000 euros par un expert judiciaire. Présentée entre 60 et 80 000 euros pour attirer de nombreux amateurs, elle obtint jusqu’à 151 000 euros au marteau (171 528 euros frais acheteur compris, vente judiciaire). Il s’agit d’un modèle de château, bien référencé dans plusieurs ouvrages. Le montant obtenu avec les frais acheteurs en sus correspond aux belles productions des frères Oeben dont Jean-François conçu et débuta le bureau à cylindre de Louis XV à Versailles. Vente Hôtel Drouot du 10 juin 2010, Me Pescheteau-Badin, C.P.J. (commissaire priseur judiciaire). Expert M. Armand Godard Desmarest.
Ce vase à rubans de la manufacture de Sèvres circa 1767, en porcelaine tendre fut estimé par l’expert judiciaire au minimum à 30 000 euros. Présentée au feu des enchères après avoir fait l’objet de recherches approfondies sur son pedigree (provenance Hôtel Lambert à Paris, ancienne collection des barons Alphonse puis Guy de Rothschild) et découvert sa rareté (seulement 15 vases d’époque de cette forme sont connus) dans la fourchette de 40 à 60 000 euros ; le marteau tomba à 125 000 euros pour un marchand !… Vente Hôtel Drouot du 10 juin 2010, Me Pescheteau-Badin. , C.P.J., Expert Mme Nelly Fouchet (142 940 euros frais acheteur compris, vente judiciaire).
Lorsque la qualité d’exécution et l’état de l’oeuvre sont exceptionnels, que la traçabilité est attestée par une dédicace historique, l’oeuvre intéresse les collectionneurs qui sont à l’affût dans les salles des ventes. Ce très beau tigre allongé réalisé par Georges Guyot (1885-1973) au crayon noir rehaussé à l’aquarelle dédicacé « en souvenir de l’exposition de 1937 » par l’artiste, tripla l’estimation de 4 000 euros. Le marteau tomba à 14 000 euros. Vente Hôtel Drouot du 10 juin 2010, Me Pescheteau-Badin , C.P.J. (16 010 euros frais acheteur compris, vente judiciaire).
2. L’OUTIL INTERNET
Depuis quelques années, à quelques rares exceptions près (certains marchands adjudicataires refusent que soit publié sur « la toile » le résultat de leurs achats en salle des ventes afin que leur marge ne soit pas calculée par leurs clients), tous les prix d’adjudication sont enregistrés et compulsables dans les banques de données spécialisées. Payantes, elles demeurent réservées aux professionnels du monde du marché de l’art. De la vente de ces objets et meubles courants, ainsi que des œuvres picturales répertoriées par milliers, se dégage une cote moyenne assez fiable. Il convient bien évidemment de connaître les plus et les moins de chaque catégorie d’objet. En règle générale, plus le ou les détails sont rares et de qualité, plus la cote de l’objet augmente. La banalité, à l’inverse, la réduit.
3. LES PRIX EN SALLE DES VENTES
Il y a encore à peine 30 ans, le montant d’une commode achetée en salle à Versailles n’était
pas publié. Aussi, lorsque le marchand présentait le meuble dans sa boutique à Paris, il estimait librement sa marge, selon la valeur qu’il attribuait à ce meuble, souvent après l’avoir fait restaurer. Sa marge brute dépendait ensuite de son engouement à présenter et à vanter les qualités de sa découverte par rapport aux meubles similaires présentés par ses concurrents. La cote, longtemps établie par les marchands d’art, changea de rênes, et à l’aube du XXIe siècle, devint l’apanage des ventes aux enchères. Mais si le prix de vente du marchand, après quelque fois d’âpres négociations, correspond au prix d’achat du client, celui de la salle mérite d’être clarifié. Lorsque le marteau du commissaire priseur tombe par exemple à 10 000 euros, il convient pour l’acheteur de régler cette somme augmentée des « frais acheteurs », qui varient selon les études de 15 à 29,9 %. Le vendeur devra aussi supporter des « frais vendeurs », variant de 5 à 20 % selon l’étude. Lors d’une vente sur ordonnance judiciaire, les frais sont limités à 14,35 % pour l’acheteur et 5 % pour le vendeur(3). Donc si la commode est réglée 12 500 euros par l’acheteur, le vendeur peut n’en percevoir que 8 500 euros selon l’étude. Il convient d’ajouter les frais de publicité, de catalogue, etc… à charge du vendeur. Or, sachant que plus de la moitié des lots vendus en salle sont acquis par des marchands, et si cela est le cas de notre commode, il convient d’ajouter la marge brut du marchand pour connaître sa valeur de vente finale. Elle est en moyenne de 50 à 100 %, ce qui dans ce cas optimum porte notre commode à 25 000 euros « en boutique ». Pour ce montant, il ne peut s’agir que d’un meuble marqueté portant une estampille, sinon elle ne trouvera pas preneur.
4. LES EXPERTS ET L’ÉVALUATION
À la lecture de ces quelques lignes, le néophyte comprend que l’estimation d’un objet d’art ou œuvre d’art n’est pas si simple qu’il n’y paraît. Lorsqu’un magistrat requiert une estimation, il est important qu’il précise, ou que l’expert le requiert, s’il désire une valeur de vente, d’achat en salle ou d’achat à marchand. Pour calculer une valeur de remplacement après sinistre, il convient de se reporter au prix de vente du commerce, car plus l’objet est rare, moins il est possible de se réapprovisionner en salle, d’où une valeur de rachat élevée. Dans leurs estimations après sinistre, les experts d’assurances décomptent habituellement l’usage et la vétusté. Mais dans le cas particulier des meubles « de collection » anciens, ou modernes comme ceux des années 1930 ou 1950, c’est l’état qui prime sur l’usage. Il est admis par exemple pour les meubles des années 1930 que quelques usures et éclats de peinture font partie de la patine naturelle de l’objet.
Dans la configuration d’un contrat à valeur de remplacement, le prix de la commode retenu est celui d’achat au marchand, car le sinistré doit être dédommagé rapidement, sans attendre l’éventualité que la même commode se présente sous le feu des enchères deux à trois ans plus tard… à l’autre bout de la France !
5. LA PLUS VALUE APPORTÉE PAR LE MARCHAND
La plus value apportée à l’objet d’art par le marchand n’est pas négligeable et mérite
d’être rappelée. Elle provient de l’entretien, de la restauration engagée pour remettre l’objet présentable, et des recherches historiques effectuées par ce dernier. L’objet est immédiatement disponible, il peut même dans la plupart des cas être présenté in situ lorsqu’il s’agit de meubles ou de tableaux avant d’être acheté. Entière, la responsabilité du marchand justifie également le montant de sa marge. En effet, en cas d’erreur sur la qualité substantielle de la chose vendue ou de la découverte qu’il s’agit d’une contrefaçon, il sera seul responsable.
6. LA PLUS-VALUE APPORTÉE PAR
LE COMMISSAIRE PRISEUR
Lors de grandes ventes de prestige, annoncées à grands renforts de publicité par le biais d’internet, de publications dans les revues spécialisées comme la gazette de l’Hôtel Drouot, le Journal des Arts, etc, le commissaire priseur crée un événement important, notamment
par l’envoi de catalogues. À sa clientèle et celle de ses experts s’ajoutent les amateurs, informés par la publicité déjà citée. Les prix d’adjudication annoncés sont toujours attractifs, car très raisonnables pour attirer le maximum d’enchérisseurs. Les enchères s’enflamment lorsque deux collectionneurs se disputent la même œuvre. Elles stagnent lorsque des professionnels bloquent l’ardeur des amateurs, faisant courir des rumeurs sur la qualité des objets, et en ne surenchérissant pas entre eux. Le marteau tombé pour l’un d’entre eux, l’enchère reprendra entre le petit groupe au café du coin : c’est « la révise », prohibée mais toujours pratiquée. Lors de litiges pouvant survenir après une vente aux enchères publiques, le commissaire priseur, attaqué par l’acheteur mécontent, appelle en garantie l’expert de la vente et le vendeur afin de diluer sa responsabilité.
CONCLUSION
Si la valeur des œuvres ou objets d’art produits en grande quantité est relativement facile à estimer, celle des œuvres ou objets d’exceptions ne peut l’être que dans une fourchette raisonnable. La surenchère en salle des ventes, due à la montée d’adrénaline et à la peur de rater l’objet du désir, ou l’argumentaire du marchand chevronné, poussent les prix parfois si haut qu’ils sont imprévisibles et font rêver. Mais attention, car en cas de nécessité de revente immédiate, la différence risque d’être difficile à absorber. En règle générale, l’objet acheté en salle à un prix raisonnable doit être conservé au minimum 5 ans avant d’être représenté en vente, car il est connu du milieu. Mais l’idéal est d’en profiter et d’attendre au moins 10 ans pour être certain de retrouver sa mise, intérêts compris voire même une marge bénéficiaire en prime. Depuis le début de l’année, les œuvres de qualité se propulsent en forte hausse. L’ouverture prochaine de grands musées à l’étranger, l’effondrement des places boursières, confortent l’art de qualité internationale dans le rôle de valeur refuge.
NOTES
1. Une contrefaçon en provenance d’Allemagne ou un stock de plus de 1 200 contrefaçons d’Alberto et d’une cinquantaine de Diego ont été saisies par la police de Stuttgart (que nous ne pourrons publier que dans une dizaine d’années), a atteint le prix record en vente aux USA de 27 millions de US dollars en 2009 !…
2. Objet ne soulevant aucune enchère, non vendu.
3. En sus des frais de publicité, de transports, de gardiennage, d’assurance imputés au vendeur, il convient d’ajouter la taxe forfaitaire sur la plus value pour chaque objet supérieur à 5 000 euros. Le vendeur peut être exonéré de cette taxe s’il a acquis l’objet depuis plus de 12 ans, mais il doit en apporter la preuve écrite à l’aide d’un document officiel : bordereau d’adjudication, facture d’achat, contrat d’assurance, inventaire de notaire, de commissaire priseur judiciaire,…)