Évidemment les guillemets avertissent le lecteur : il ne s’agit pas de la perruque placée sur la tête pour masquer un crâne dégarni ou aller à un bal masqué… ce terme désigne ici une activité spécifique au sein des ateliers artisanaux (le sujet que nous allons aborder ici), comme ceux de l’industrie de transformation. Aussi répandue au sein des entreprises artisanales que méconnue, sa tolérance reste ambiguë.
Faire une perruque c’est travailler pour soi sur son lieu professionnel, en tant que salarié. Selon l’activité de l’entreprise et la bienveillance de sa hiérarchie, maîtrise ou patron, la perruque peut être réalisée pendant ou en dehors de son temps de travail rémunéré. Le temps qu’elle nécessite à sa réalisation conditionne cette tolérance.
Les perruques autorisées sur le temps du travail, sans inflexion du salaire, sont très rares. On le comprend. Elles se font le plus souvent à l’insu du chef d’entreprise ou de son délégué. Dans ce dernier cas, il s’agit alors de travail personnel caché, répréhensible comme une faute grave, avec les sanctions que l’on connait à la clé.
1. La perruque en dehors du temps de travail
La perruque tolérée par le patronat est un travail réalisé sur le lieu de travail pendant des heures non rémunérées, avec les mêmes moyens que le travail officiel, mais à des fins autres que les commandes de l’entreprise.
Les anciens laissaient toujours aux jeunes, qui étaient méritants et courageux, la possibilité de réaliser quelques travaux personnels sur leur temps libre. Ils leur permettaient ainsi de s’exprimer dans leur art et d’offrir leurs réalisations à leur entourage. Ainsi, on connut pendant des siècles des coutumes bienveillantes telles le gâteau d’un apprenti pâtissier réalisé pour l’anniversaire de ses parents ; la restauration d’un fauteuil Louis XV exécutée par un tapissier comme cadeau de Noël, ou encore pour l’apprenti joaillier la fabrication d’une bague de fiançailles pour la jeune élue de son cœur,…
Parfois, l’atelier au complet participait à la réalisation d’une perruque offerte pour une grande occasion à l’un de ses membres : mariage, départ en retraite, décès, récolte de fonds de soutien, ou toute autre raison honorable.
Dès le moyen-âge, au sein des compagnonnages, une « perruque » était offerte en cadeau d’adieu au compagnon qui repartait sur le tour de France, d’où le nom de “perruque de conduite” puisque ses “pays” l’accompagnaient jusqu’à la sortie de la ville en procession. Les “chefs d’œuvres” de réception s’apparentaient aussi à de la perruque lorsqu’ils étaient exécutés sur le lieu de travail. Syndicaliste de la cause ouvrière avant l’heure, les compagnons, d’une honnêteté exemplaire, exécutaient leur “perruque” le soir pour obtenir leurs degrés avec la présentation de chefs d’œuvres comme aspirant, compagnon, maître. Ce travail réalisé principalement la nuit (les journées étaient alors de 14 à 16h y compris les samedis) ne doit surtout pas être confondu avec “le travail au noir” des orfèvres, fortement surveillés par les édits royaux pour éviter les fraudes.
Au 19e siècle, si cette pratique était toujours tolérée chez les artisans, elle était au contraire interdite et sévèrement réprimandée dans les usines pour éviter des abus répétés et une diminution de la production industrielle…
Bien évidemment, en dépit des règles émises, l’être humain n’est jamais parfait. Il y eut de nombreuses déviances.
L’après seconde guerre mondiale -injustement appelé « les trente glorieuses », car absolument pas bénéfique pour tout le monde- vit la croissance s’envoler avec un taux de chômage quasiment nul.
Soutenu par des syndicats puissants, le monde ouvrier aspirait à profiter de cette croissance et nombreux étaient ceux qui avaient le sentiment d’être abusés par le patronat. D’où, l’envie de se servir sur l’entreprise et de faire une « perruque militante ».
Certaines perruques furent même pratiquées pour des raisons politiques. Citons l’exemple d’ouvriers grévistes qui utilisèrent les matériaux et l’outillage de l’usine pour réaliser une production (similaire ou différente) aux fins de récolter des fonds pour soutenir leur manifestation. Mai 1968 connu une épidémie de cette pratique illégale qui ne fut pas toujours sanctionnée.
Dans ce cas pourtant, cette production, réalisée avec le matériel de l’atelier sans l’accord de la hiérarchie, devient du vol manifeste même si pour certain ce n’est qu’une “compensation de l’exploitation ouvrière”…
2. La perruque dans l’enseignement technique
De nos jours dans l’enseignement technique, la pratique de la perruque est très encadrée par les professeurs pour des raisons de sécurité, de responsabilité, d’éthique et d’horaires d’apprentissage réduits. Il faut se souvenir qu’avant 1968, les élèves des écoles supérieures de l’enseignement technique (comme l’Ecole Boulle) suivaient 65 heures de cours par semaines ! Après les événements de mai, la durée des cours a chuté à 45 heures hebdomadaires. Aujourd’hui la réduction à 35 heures et l’augmentation de la proportion de cours d’enseignement généraux, au détriment des ateliers, ne laissent plus de place à cette pratique séculaire.
Cependant il y a encore 40 ans, à “l’après 68”, l’apprenti était au contact de perruqueur dont la qualité du travail et leur rapidité suscitait l’admiration des élèves. Ces perruques réalisées en dehors des sujets scolaires, étaient souvent des challenges et de ce fait le perruqueur, transformé en champion, se surpassait sous les conseils du professeur.
Dès sa première année en école professionnelle, l’apprenti découvrait cette coutume et la possibilité pour les plus courageux de réaliser un travail personnel. En effet, si le professeur technique était rarement contre cet usage, l’élève devait le mériter. La perruque devenait ainsi un moyen efficace de motiver un élève afin qu’il se surpasse en qualité et en rapidité.
À bon escient et avec parcimonie, elle participait aussi à la pédagogie du professeur.
Je connus bien un élève à l’École Boulle de 1969 à 1974, avec qui je partageais le même établi dans l’atelier de sculpture sur bois. Nous eûmes le privilège de recevoir l’enseignement de deux professeurs passionnés : MM Chevallier et Bruno. Le premier en sculpture contemporaine, le second en sculpture sur bois ornementale : pratique des styles ornementaux français.
L’insouciance de la jeunesse de cet ami fut guillotinée par la mort accidentelle de son père. Il dut subvenir à certaines nécessités matérielles malgré une mère plus que vaillante. Dans ce contexte, les enseignants, en accord avec la direction, lui présentèrent des travaux rémunérés, proposés par des anciens élèves. La règle d’or était que ce travail devait être fait sur le temps du déjeuner ou des études du soir. Ses déjeuners furent bientôt engloutis en 5 minutes !
Ces perruques proposées et autorisées lui furent d’un grand secours moral et pécuniaire. Elles devinrent, une énorme motivation professionnelle riche d’enseignements, y compris pour le reste de la classe. Le jeune homme apprit très vite que les notes n’existaient pas en dehors de l’école, qu’un travail devait être parfait pour mériter salaire.
L’un de ces “devoirs” consistait à dessiner à la plume des courbes, ellipses et contre courbes pour un recueil de modèles de moulures et tournages d’ornements d’une maison installée au Faubourg Saint Antoine à Paris. Lorsque le professeur su qu’il avait reçu la somme de 50 francs pour ce travail, l’élève fut interdit d’atelier jusqu’à ce qu’il en obtienne le triple… La menace était très sérieuse, il retourna réclamer son dû, le ventre noué… et en obtint le double. Après moult explications et remontrances, il réintégra l’atelier. Autres temps, autres mœurs…
Une autre fois, un ancien étant débordé, nous apprîmes la sculpture décorative à la chaîne : pratique très éloignée des dogmes artistiques de l’enseignement d’alors…
Ces exemples illustrent l’importance de la perruque dès la formation.
3. La perruque au sein des fonderies d’art
Si la perruque du coiffeur n’a qu’une raison, celle des ouvriers est multiple !
Je terminerai mon propos par la perruque dans les ateliers d’art et plus précisément des fonderies d’art. Cette vague de fond qu’on ne peut ignorer, est aujourd’hui devenue taboue, car au cours du 20e siècle, la production d’œuvres d’art multiples fut légiférée et contrainte.
Le métier des fondeurs d’art était, et est encore malgré les progrès sociaux et techniques, digne des forges de Vulcain, proche de l’enfer par certains côtés. La pénibilité est à son paroxysme lors des coulées et nécessite des protections “pesantes”.
Ce monde rude, très attentif à la qualité de son ouvrage, était mal rémunéré par rapport au prix des œuvres négociées par les artistes ou leurs marchands. En compensation et pour toutes les raisons évoquées précédemment, les ateliers de fonderie d’art produisirent, en perruque, surnombre d’œuvres de petites à moyennes dimensions, hors des registres officiels, qu’il est impossible de quantifier. Ces œuvres, choisies par les ouvriers, étaient réalisées avec les mêmes modèles et moules, le même outillage et le même alliage que les commandes officielles.
Si les perruques réalisées en fonderies d’art aux 18e et 19e siècles ne posent aujourd’hui aucun problème de valeur, il n’en est pas de même de celles réalisées au 20e siècle.
Pourquoi ? Parce que le 20e siècle vit émerger et évoluer le droit d’auteur. Aujourd’hui, cette production parallèle à l’officielle est réprimandable au regard de ce droit.
Pour rappel, l’artiste puis ses ayants droits bénéficient d’un droit de tirage exclusif (pendant 70 ans après la mort de l’artiste). Depuis 1968, le législateur impose de restreindre les fontes d’œuvres originales à 12 exemplaires numérotés. La perruque n’a plus sa place dans les ateliers.
Les perruques réalisées sans l’accord de l’artiste ou de ses ayants droits, constituent donc des fontes illicites, bien que parfaitement conformes aux authentiques dans de nombreux cas. Certaines sont même des épreuves malvenues dites “pannées” en jargon d’atelier. Récupérées par un compagnon, elles sont ensuite restaurées.
Quelques artistes fréquentant assidûment les ateliers de fonderies, laissèrent avec bienveillance, les jeunes méritants « perruquer » (maints témoignages émus attestent mon propos) mais rares sont les documents faisant état de ces autorisations. L’absence de preuve complique la distinction entre fonte licite et illicite[1]. C’est là qu’intervient le difficile travail de l’expert.
Comment distinguer un bronze réalisé en perruque d’une œuvre originale d’avant 1968 ?
Comment expliquer au propriétaire ou bien souvent son héritier, que cette œuvre, aussi belle soit-elle n’a pas de valeur marchande ?
Comment lui faire entendre que le cachet du fondeur (même si celui-ci est très réputé) nuit à l’œuvre car il ne correspond pas au fondeur avec lequel travaillait l’artiste ?
Comment lui faire comprendre que cette œuvre d’art n’est pas « originale » au sens de la loi et ne devrait pas circuler sur le marché de l’art sous peine de ne plus apparaître comme le fruit d’un artisan passionné, mais comme issu d’une motivation frauduleuse.
4. De la perruque à la fraude
La perruque devient un acte frauduleux lorsqu’elle constitue un délit. Nous quittons alors l’ambiance bienveillante d’un esprit d’atelier sain, pour glisser vers une spéculation malsaine. C’est l’exemple des fontes réalisées sans l’accord de l’artiste ou ses ayants droits, dans un but lucratif.
Plusieurs exemples des années 1960 à 1985, émergèrent de la production française, touchant principalement les grands noms de la sculpture française et étrangère comme : A. Rodin, C. Claudel, H. Moore et les frères A. et D. Giacometti, sans oublier les animaliers comme R. Bugatti et F. Pompon.
L’absence de numérotation sème le trouble. Le bronze est un matériau qui ne se date pas. Sans investigation particulière, l’œuvre peut passer pour ancienne (au moins avant 1968). Heureusement, des examens précis et maîtrisés par l’expert permettent de différencier les fontes entre elles, mais cela requiert une étude approfondie, donc coûteuse.
En conclusion, la perruque doit rester un bel objet, témoin d’un savoir-faire, qu’un artisan peut se fabriquer, sur son temps, pour sa satisfaction personnelle, en dehors de toute démarche commerciale et dans la légalité…
L’opposition aux perruques d’Auguste Rodin et Alberto Giacometti
[1] De célèbres artistes, tels Auguste Rodin (1840-1917) ou Alberto Giacometti (1901-1966), s’opposèrent ardemment aux perruques. Auguste Rodin craignant plutôt une divulgation de son œuvre sans son contrôle, l’épouse d’Alberto Giacometti, Annette, voyant par un contrôle très rigoureux de la production, un moyen d’élever la rareté et la qualité de l’œuvre de son époux. Le nombre de tirage autorisés par Auguste Rodin de son vivant est flou, ce dernier ne tenant pas de registre de commande et utilisant les services de plusieurs fonderies selon l’importance des commandes. Les perruques réalisées de son vivant ne se distinguent plus de ses commandes. Celles réalisées après 1917 se discernent parfois. Celles réalisées après 1952, plus aisément, car elles ne figurent pas dans les registres de livraison de la fonderie Rudier, ni dans les commandes du Musée Rodin.
Pour Alberto Giacometti, Annette ayant scrupuleusement noté toutes les commandes et ses archives ayant été transmises intégralement à la fondation Annette et Alberto Giacometti à Paris, les perruques sont facilement identifiables. Dès qu’un exemplaire apparaît, ce qui est très rare, il est requis par son ayant droit.
Hormis Alberto Giacometti ayant des registres de commandes précis, la majeure partie des sculpteurs du 20e siècle purent être l’objet de perruques impossibles à identifier jusqu’à l’obligation de numéroter les tirages originaux et d’édition en 1968.
Article de la Revue Experts n° 123, Décembre 2015 © Revue Experts