Les honoraires relatifs aux missions d’expertises judiciaires ne sont pas toujours perçus dans des délais courts et raisonnables. Pour pallier les pics de trésorerie qui peuvent en découler, l’auteur de cet article nous explique dans quelles mesures l’application de la loi Dailly peut y remédier.
Revue Experts n°67 – Juin 2005 © Revue Experts
L’expert missionné par les juridictions ne doit pas, par principe, faire de l’expertise son activité exclusive afin de pouvoir rester au fait des progrès de son métier. La déontologie veut qu’il se mette volontairement au service des magistrats pour participer à l’œuvre de justice, sans but lucratif. Cette doctrine, bien fondée, oublie dans sa sagesse de préciser que si l’expert applique cette règle déontologique, il risque fort d’encourir de graves soucis d’ordre… pécuniaire ! D’abord parce que le montant des vacations et des frais est accepté au plus juste par le magistrat en charge du contrôle et aussi parce que les délais de règlements dépassent les trois mois énoncés par le Code monétaire et financier au-delà desquels l’organisme payeur doit des intérêts moratoires.
Selon le résultat des enquêtes menées par la revue Experts, le montant des honoraires acceptés par les cours d’appel varie de 50 à 110 euros hors taxe de l’heure. Ces tarifs, dans la fourchette basse, ne permettent pas à l’expert – qui dirige par ailleurs un cabinet d’expertise ou une entreprise – de couvrir parfois même ses frais de fonctionnement (loyer, amortissement du matériel, cotisations diverses, frais de colloques, formation continue, annonces, etc.). Ce système devient vite pernicieux car les soucis de trésorerie augmentent avec le nombre de missions. L’expert avance les frais et débours et ne peut percevoir ses honoraires que plusieurs mois après le dépôt de son rapport.
L’expert judiciaire doit être honnête, compétent, diligent et probe pour être apprécié :
nous en sommes tous convaincus. Pour remplir toutes ces conditions et exécuter sereinement sa mission, il doit être détaché de toute pression mettant en danger sa structure professionnelle, dont les carences de trésorerie. Or, le décalage entre les frais engagés et leur remboursement, le temps passé à la mission toujours calculé au minimum, le coût horaire qui ne tient pas compte des amortissements et des frais de fonctionnement du cabinet sont des facteurs qui ne procurent pas l’aisance nécessaire pour travailler en toute quiétude. Même sous cette désagréable pression financière omniprésente, l’expert judiciaire n’a pas le droit à l’erreur. Il se doit aussi de résister aux demandes des magistrats, de réduire le coût de sa mission lorsque cette contrainte agit sur la qualité de son rapport. En cas de mise en cause par une partie, il ne sera soutenu ni par l’État ni par son représentant qui l’a nommé.
De là à penser que l’expert judiciaire doit présenter des garanties d’aisance financière pour travailler en toute quiétude, le pas ne risque-rait-il pas d’être vite franchi, lors des prochaines commissions de renouvellement ? Bien évidemment, ce sujet n’est pas encore officiellement abordé mais en cas de problème subséquent, il pourrait l’être.
1. LES INQUIÉTUDES PROVOQUÉES PAR LA LOLF
La nouvelle LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finance), qui s’adresse à tous les ministères français, stipule qu’à partir du 1er janvier 2006 les frais pénaux seront budgétés par les cours d’appel. L’incidence majeure de cette réforme budgétaire se traduit par la mise en place, dans chaque juridiction, d’un budget limitatif pour le paiement des frais de justice dont les experts judiciaires seront, entre autres, bénéficiaires. Actuellement, toute présentation d’un mémoire taxé par l’autorité judiciaire et ne faisant pas l’objet de recours, entraîne systématiquement son paiement, l’enveloppe des frais pénaux n’étant pas limitative.
Cette disposition risque d’allonger considérablement les délais de règlement des missions non prévues dans les budgets initiaux. Les greffes et les régies, déjà submergés, mettront très vraisemblablement plusieurs années avant de pouvoir l’appliquer : programmation annuelle, statistiques, contrôles supplémentaires et délais de règlements sous 45 jours, représenteront des contraintes nouvelles nécessitant du personnel et des locaux supplémentaires.
La LOLF rappelle en effet ce qui est déjà en usage depuis longtemps dans d’autres administrations. Passé un délai de 45 jours après réception, une facture non réglée peut générer des intérêts moratoires dus, calculés et versés automatiquement par l’État… Il convient donc de connaître la date de la réception de la facture par l’administration pour connaître celle où commencent les intérêts. Son envoi en recommandé avec accusé de réception ou l’attestation de réception par le greffe paraît le seul moyen d’éviter toute discorde ultérieure.
Mais avant de réduire les délais de règlements des frais pénaux de justice, l’application de la LOLF risque de les ralentir face à la carence de personnel apte à gérer ses nouvelles contraintes et face aux rigueurs budgétaires annoncées. Les frais de justice devant être budgétés à partir du 1er janvier 2006, la LOLF soulève également la question du règlement des frais de mission imprévus. Pourront-ils être réglés ?
Un juge d’instruction chargé d’une enquête importante devra-t-il annuler ou reporter les écoutes téléphoniques et les missions d’expertises, au prétexte qu’elles ne seraient pas prévues ? Assurément non, ou notre justice changera de visage.
Il est certain que ce sont les règlements des frais qui seront étalés dans le temps et non la cause de ces frais. Les autres administrations, comme le ministère de la Culture procèdent ainsi depuis plus de trente ans. Quand le budget est épuisé fin novembre, voire fin octobre selon les années, les prestataires de service doivent patienter jusqu’au début du mois de mars pour espérer être réglés.
Cette expérience vécue pendant vingt ans par l’auteur de ces lignes risque, dans un premier temps, de se reproduire au sein du ministère de la Justice. Outre les délais de règlements allongés, certains magistrats pourraient faire jouer une concurrence entre les experts, fondée sur des critères économiques dans des domaines où les expertises sont nombreuses et répétitives comme le chiffre, le bâtiment, la santé. Les marges bénéficiaires de plus en plus réduites obligent l’expert, dont la source de revenus judiciaires est conséquente, à une très grande rigueur de gestion du règlement de ses honoraires.
Comment un expert, nommé sur une ou plusieurs missions l’occupant plus de 50 % de son temps, peut-il participer à l’œuvre de justice sans manquer de mettre en péril son activité privée ? Même dans les procédures pénales où il requiert un acompte, ne pouvant pas excéder 33 % du montant total prévu de sa mission, adressé dès le début des travaux d’expertise sous forme d’un devis estimatif (article R 107 du CPP), ce versement est hélas, dans bien des cas, insuffisant pour lui procurer la sérénité financière requise au bon déroulement de sa mission. Il risque de fonctionner avec un découvert bancaire permanent et onéreux.
À moins de posséder une confortable aisance financière, l’expert judiciaire est contraint de régler, avec l’accord de sa banque, des agios bancaires élevés qui risquent alors de supprimer sa marge, voire de le rendre déficitaire.
2. UNE SOLUTION AUX PICS DE TRÉSORERIE
Une solution très souple réside dans la cession de créances professionnelles réglementées par la loi Dailly (loi n° 81-1 du 2 janvier 1981 modifiée par la loi n° 84-46 du 24 janvier 1984 facilitant le crédit aux entreprises) et par les articles L 313-23 à L 313-48 du Code monétaire et financier. Le principe consiste à mobiliser au bénéfice d’un organisme bancaire accrédité une facture professionnelle.
Après avoir vérifié le bien-fondé de la créance, l’organisme bancaire avance au cédant, sous la forme d’un crédit pour une durée limitée, convenue entre les deux parties par contrat, un pourcentage variable de la somme totale : de 60 à 100 % du montant cédé. Le solde étant versé à réception du règlement de la totalité de la facture, déduit des intérêts. Il apparaît préférable de ne nantir que 80 % de la créance cédée pour deux raisons :
- – La première vise les 20 % restants qui correspondent à une somme appartenant à l’État et non à l’expert, (TVA) ; si l’expert percevait les 100 % de sa note d’honoraires, le fisc serait en mesure d’exiger immédiatement cette taxe.
- – La seconde vise la cession de la créance amputée d’au moins 20 % qui rend le crédit plus sécurisé. En cas de réduction des honoraires, le pourcentage non cédé amortira le choc et ne mettra pas en péril la trésorerie de l’expert.
Le montant des intérêts varie selon les banques, mais demeure nettement inférieur aux agios de découvert.
Rappelons que l’application de la loi Dailly aux mémoires de rémunération des experts judiciaires concernant les missions civiles comme pénales ne rencontre pas toujours les faveurs des magistrats qui y voient une surcharge de travail et, pour certains à tort, une entrave à leur libre arbitre. En effet, le magistrat chargé du contrôle au civil et le procureur de la République pour les missions au pénal ont toujours la possibilité de réduire les honoraires des experts, dans les cas bien précis que nous connaissons.
Il est important de rassurer les magistrats soucieux de leur pouvoir décisionnaire, car l’application de la loi Dailly ne peut absolument pas remettre en question l’étendue de cette prérogative.
En cas de réduction, l’expert devra répondre personnellement vis-à-vis de son banquier de la différence non perçue sur le compte et au besoin, rembourser les sommes non versées. Si les montants cédés en Dailly sont si conséquents qu’un tel incident puisse mettre en danger la trésorerie du cabinet, il apparaît plus prudent d’attendre que les notes d’honoraires soient acceptées et taxées par les magistrats avant leur présentation au banquier. Cette précaution peut être d’ailleurs stipulée dans le contrat liant l’expert à sa banque. En cas de contestation d’honoraires annoncée par les parties, en procédure civile ou par le parquet en procédure pénale, l’expert attend la fin du litige pour présenter une note au plus proche du règlement définitif.
3. FONCTIONNEMENT
Un accord préalable liant la banque et l’expert est signé sous la forme d’un contrat annuel renouvelable, dont certaines clauses diffèrent selon les organismes : taux d’intérêts, commissions, délai de crédit, montant plafonné, notification, etc. Cette convention cadre de cession de créance a pour objet de préciser les modalités d’application de la loi n° 81-1 du 2 janvier 1981, modifiée comme nous l’avons déjà noté. Elle stipule, entre autres choses, que tout crédit « qu’un établissement bancaire consent, notamment à une personne physique dans l’exercice par celle-ci de son activité professionnelle » peut donner lieu, au profit de cet établissement, à la cession ou au nantissement par le bénéficiaire du crédit de toute créance que celui-ci peut détenir sur un tiers, notamment sur une personne morale de droit public, dans l’exercice par celle-ci de son activité professionnelle.
4. NOTIFICATION
Lorsque la cession de créance est acceptée par l’organisme prêteur, elle est soit non notifiée, soit notifiée au payeur, selon la convention préalable signée entre le banquier et l’expert. La décision de notifier la cession de créance relève de la convention préalable signée entre l’expert et sa banque.
Lorsqu’elle figure au contrat, le banquier adresse au payeur, régie ou contrôle des expertises civiles, un courrier l’informant qu’il est devenu le destinataire du règlement selon une convention Dailly et lui enjoint d’en effectuer le paiement sur le compte qu’il présente en même temps à cet effet. Les liens de confiance peuvent être tels que le banquier ne se garantisse pas de l’existence du montant des honoraires en ne notifiant pas la créance cédée. Ce choix évite une surcharge de gestion aux greffes et régies concernées mais augmente la responsabilité du cédant.
5. RÈGLEMENTS
Outre toutes les autres mentions obligatoires, l’expert apose sur chaque note d’honoraires un numéro de facture, et indique les coordonnées bancaires du compte Dailly afin que le règlement y soit directement versé. Ces coordonnées lui sont indiquées par la banque. Elles correspondent généralement soit à un compte spécifique ouvert à cet effet, soit pour les professions libérales et artisanales au compte habituel de l’émetteur, la banque régularisant par un jeu d’écriture la situation lorsque le règlement anime les comptes. Lorsque la cession a été notifiée au tribunal, la régie concernée verse le montant de la note d’honoraires à son service « contentieux » qui gère les Dailly. Celui-ci, après vérification du compte, en effectue le règlement toujours par virement bancaire.
6. LES INTÉRÊTS MORATOIRES
Passé le délai de trois mois, l’organisme bancaire requiert auprès du service de la régie du TGI la raison du non-règlement de la créance cédée, et profite de cette démarche pour rappeler au régisseur que le Code monétaire et financier prévoit que passé un délai de 45 jours, le destinataire de la facture peut prétendre à la perception d’intérêts moratoires.
Le rappel de cette disposition légale ne réjouit pas toujours les services concernés, mais il a le mérite d’accélérer les règlements des missions. Très peu d’experts osent réclamer des intérêts moratoires comme l’autorise la loi pour les notes d’honoraires émises lors des expertises pénales ou administratives. D’abord parce que cela représente des sommes très faibles, ensuite parce qu’il faudrait dépenser beaucoup d’énergie pour les obtenir et, enfin, parce que l’usage de cette procédure, qui indispose, on le comprend les régies, risquerait de se retourner contre l’expert «indélicat».
CONCLUSION
La loi Dailly qui permet la cession ou le nantissement des factures d’honoraires au civil comme au pénal n’engage que la responsabilité du cédant. Elle donne de la souplesse à la trésorerie des cabinets, dégageant les experts des tracasseries financières dues à des règlements tendus et décalés qui génèrent des agios élevés. Le surplus de gestion qu’elle occasionne ne se justifie que dans un volant d’honoraires important. Cette mesure n’est donc adaptée que pour les experts ayant un chiffre d’affaires judiciaires conséquent et en dents-de-scie. En cas de redressement de la note d’honoraires par un rabais ordonné par le procureur ou le juge, l’expert signataire avec sa banque du contrat de nantissement est le seul redevable de la somme non perçue, même en cas de recours. Dans ce cas, l’organisme bancaire peut en demander la raison à l’organisme payeur, mais en aucun cas le contraindre au règlement.
La responsabilité de l’État ne peut pas être engagée si le règlement a été viré sur le compte habituel de l’expert qui ne serait pas celui requis par la banque. C’est à ce dernier d’en avertir son organisme bancaire et d’en restituer la somme indûment perçue comme d’en rembourser les sommes non perçues.
LE POINT DE VUE DU BANQUIER |
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La loi du 2 janvier 1981, dite loi Dailly, malgré son âge, reste regardée dans bien des cas avec méfiance, comme une curiosité, en particulier pour ce qui concerne la mobilisation de créances publiques. La forte implication de la banque Martin Maurel, comme banquier d’associations ou de fondations, nous a conduit à mobiliser fréquemment ce type de créances sous toutes ses formes (subventions, conventions, dotations globales, prestations ponctuelles…) et donc à acquérir une véritable « expertise » en ce domaine. La facturation des honoraires d’expert auprès des tribunaux rentre bien, de plein droit et sans aucune ambiguïté, dans le champ d’application de cette loi. Encore peu usitée, elle requiert parfois de faire œuvre d’un peu de pédagogie à l’égard des différents intervenants du circuit de paiement au sein des tribunaux, mais les experts, comme les banquiers, ont tout intérêt à développer un outil de gestion simple, assis sur l’activité effectivement réalisée et porteur de sa propre garantie.
Jean-Yves PHILIBERT Banque Martin Maurel |
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