À travers trois exemples précis, l’auteur retrace l’historique des estampilles, sans oublier les contrefaçons et leur détection. Nous découvrirons aussi les fausses estampilles Jasmin, une commode de Bernard van Risen Burgh partie malencontreusement aux États-unis et une autre de Riesener ayant pu revenir de Londres à Versailles.
La revue Experts n° 55 – 06/2002 © Revue Experts
Le nouveau statut de 1743 de la Communauté des menuisiers ébénistes, enregistré en 1751 seulement, ordonne dans son article 36 que «chaque Maître sera obligé d’avoir sa marque particulière et la Communauté la sienne, (…) et ne pourront les dits Maîtres délivrer aucun ouvrage, excepté ceux du bâtiment1 qui n’en sont pas susceptibles, qu’ils ne les ayent préalablement marqués de leur marque…».
Cette obligation, qui n’était ni de caractère publicitaire, ni un moyen pour percevoir des taxes, n’était pas une nouveauté. Elle succédait au statut de 1467, lui-même suivi d’un arrêt du parlement de Paris de décembre 1637, qui n’était guère appliqué. Cette apposition de la marque de chaque maître permettait de vérifier la qualité des meubles proposés par les marchands tapissiers. Les ouvriers libres se trouvaient ainsi exclus de la vente. D’après Bill Pallot2 : «La première raison d’être de l’estampille naquit de la volonté de la Communauté des menuisiers ébénistes de contrôler le travail et contrecarrer les malfaçons des ouvriers libres.» La marque JME, correspondant aux initiales de Jurés menuisiers ébénistes, était apposée, lors des quatre contrôles annuels, dans l’atelier des Maîtres par les jurés. À partir de 1743, la règle fut strictement suivie «confiscation et vingt livres d’amende par pièce d’ouvrage non marquée» étaient encourus par les Maîtres contrevenants. Elle ne fut abolie qu’à la Révolution.
1. Vraies ou fausses estampilles ?
1.1. La technique de l’estampille
Un jugement du 3 août 1761 relate la découverte de fausses estampilles par des jurés chez des marchands tapissiers ayant ainsi voulu réaliser quelques économies. Les fausses estampilles ne datent donc pas des xix et xxe siècles.
Il serait vain aujourd’hui de localiser les très rares fraudes qui ont été réalisées avec la même technique, à la même époque, et qui possèdent la même patine.
Les estampilles des Maîtres, des Corporations et les marques des grandes demeures étaient apposées à l’aide de fers à estampiller en acier trempé monobloc, taillés à la main dans la masse. Ils coûtaient fort cher mais étaient utilisables pendant des décennies.
Chaque estampille revêt donc un aspect unique par la taille, les caractères, la disposition et l’emplacement des lettres.
Commode… Époque Louis XIV «par Jasmin». Vente du 10 décembre 1973 au Palais Galliera à Paris. Vente du 9 décembre 1981 à l’Hôtel Georges V à Paris.
1.2. La contrefaçon des estampilles
Dès le début du xxe siècle, les contrefacteurs se sont essayés à créer de fausses estampilles avec des fers réalisés dans la tradition, tel le fameux Maillefer qui inonda la première partie de ce siècle de très belles copies estampillées. D’autres contrefacteurs, de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1965, utilisèrent des «fers» taillés dans du bois très dur, comme l’ébène, pour réduire le coût de la contrefaçon. Malgré toute l’habilité du graveur, la trace laissée par ces matrices, plus épaisses et moins incisives que celles en acier, est plus grossière et d’aspect plus mou. La matrice, selon les bois en présence, servait une à cinq fois.
À partir des années 1965, des résines synthétiques, de très hautes performances, firent leur apparition. Les résines élastomère permirent de réaliser des moulages au micron près et furent utilisées pour prendre des empreintes sur de belles estampilles. Puis par galvanoplastie, le faussaire obtint la reproduction du «fer» en cuivre. Ou bien, une résine, à très haute résistance mécanique et a très faible retrait, fut directement coulée dans le moule.
Les fausses estampilles, découlant de ces nouveaux procédés de moulage, reproduisant très exactement la marque d’origine, nécessitent beaucoup d’attention pour être décelées. La détection de ces contrefaçons modernes n’est possible qu’à l’aide d’un microscope. L’expert examine l’écrasement des fibres du bois, l’oxydation naturelle ou non des angles, ainsi que le dépôt naturel ou non de la patine (cire, vernis, crasse, etc.)
Cet examen sous microscopie optique s’accompagne de prises de vues photographiques qui forment d’excellentes preuves.
Commode… Époque Louis XIV … «attribué à Jasmin» «époque Louis XIV» vente du 27 mai 1987 à Monaco.
2. Le marché de l’art et l’estampille
Si l’estampille attestait la qualité des sièges et des meubles au temps de leur fabrication, aujourd’hui elle garantit la paternité d’un meuble. Entre deux meubles de qualité égale, l’un portant la marque d’un ébéniste, l’autre non, le second aura une cote augmentée en fonction de la renommée de son signataire. Mais la qualité du meuble compte également pour son appréciation. Deux commodes, estampillées par le même ébéniste, ne susciteront pas les mêmes enchères selon la qualité et la richesse de leur décor respectif.
2.1. Une estampille fausse mais adéquate
Une fausse estampille apporte à un meuble une plus-value d’autant plus élevée que la cote du Maître le sera ! Mais, pour ce faire, elle doit correspondre à sa production : le travail de menuisier en sièges comme Jacob, Tilliard ou Séné est typique. Il en va de même pour les ébénistes, le style de Riesener se différencie autant de celui de Cressent que de celui de Vandercruse dit Lacroix. L’apposition d’une estampille sur un meuble dont le style ne correspond pas au Maître n’apporte guère de plus-value. Le contrefacteur se doit d’être érudit en la matière et d’apposer l’estampille adéquate…
La seconde partie du xxe siècle fut le témoin de nombreuses publications bien documentées sur le sujet avec pour grands initiateurs le comte François de Salverte et Pierre Verlet. Ces deux historiens célèbres ouvrirent la voie des grands ébénistes et du mobilier de la Couronne au marché de l’art. Ils furent suivis par B. Pallot3, J. D. Augarde et J.N. Ronfort4.
«Bureau Mazarin en bois de placage … attribué à Jasmin»
«époque Louis XIV» vente du 27 mai 1987 à Monaco.
2.2. Une estampille et un ébéniste totalement inventés
Les meubles marquetés de fleurs de Jasmin.
Les meubles estampillés à qualité égale étant bien plus prisés, certains acteurs du marché de l’art eurent l’idée d’inventer des estampilles. C’est ainsi que les meubles couverts de marqueterie hollandaise du xviie siècle et du début du xviiie furent attribués, dans les années 1965 à 1980, à un ébéniste créé pour la circonstance. Les connaisseurs identifient ces meubles grâce aux petites fleurs de jasmin finement incrustées en ivoire dans la marqueterie de bois des îles, aux larges rinceaux de feuillages et de fleurs. Les faits démontrés dans Vrai /Faux5 se résument ainsi : le marché de l’art prit un nouvel essor dans les années 1965, de sorte que les belles pièces ressortaient dans le commerce, les commodes et les «bureaux Mazarin» trouvaient preneur à des sommes rondelettes. Les catalogues de ventes firent de la surenchère. Les superlatifs tels que «très belle marqueterie ornée de fleurs de jasmin», «superbe production», «rarissime» ou encore «de qualité exceptionnelle» étant vite épuisés, ces meubles devinrent «dans le goût de Jasmin», puis «de l’entourage de Jasmin», «de la production de Jasmin» et consécration logique «estampillés de l’ébéniste Jasmin». La cote de ces meubles montait, au fur et à mesure que la notoriété de cet ébéniste fictif grandissait. L’article précité, illustré uniquement de photographies de catalogues de salles des ventes et de leur légende, mit fin à l’éphémère vie du maître. La Hollande, où l’estampille n’était pas de mise, retrouva ses orphelins, l’estampilleur ne pouvant plus «estamper».
Cette anecdote provoque la réflexion suivante ; comment la marque d’une estampille toute récente, n’a-t-elle jamais provoqué de soupçon ? Comment une telle supercherie est-elle encore possible à notre époque ?
Je pense que lorsque l’objet est sain, c’est-à-dire qu’il appartient à l’époque annoncée, l’estampille n’éveille pas d’attention particulière.
Ceci est très différent dans le cadre d’une expertise judiciaire où l’expert se doit de ne commettre aucune erreur et d’engager, si nécessaire, tous les moyens actuels, mis à sa disposition, pour dresser un état rigoureux avec preuve à l’appui des modifications subies par le meuble.
En revanche, en salle des ventes, le flou omniprésent fait partie du jeu, de la recherche permanente de la bonne affaire que l’acheteur espère réaliser au détriment du vendeur qui est secondé par le savoir de l’expert et du commissaire-priseur.
Commode de la Dauphine en laque du Japon réalisée par l’ébéniste Bernard Van Risen Burgh (B.V.R.B.).
Commode de la bibliothèque de Louis XVI du Château de Versailles.
2.3. La cote fragile d’un meuble exceptionnel
L’une des plus belles commodes au monde.
Le cas de la commode6 estampillée de l’ébéniste Bernard van Risen Burgh est encore plus édifiant sur l’évolution des connaissances de l’après-guerre, du professionnalisme des acteurs du marché de l’art et de l’importance non seulement des estampilles mais de la moindre marque.
Le 15 mars 1973, la succession de Mme Henry Farman était présentée au feu des enchères, par l’étude de Mes Ader-Picard-Tajan au Palais Galliera, dont «une commode en ancien laque du Japon, estampillée BVRB, époque Louis XV, collection Josse, mai 1894. Experts : MM J. et J. Lacoste».
En mai 1894, ces initiales d’un des principaux ébénistes du roi Louis XV, n’étaient pas encore identifiées. Les marchands merciers7 fournissant la cour n’ayant guère d’avantages à faire la publicité de leurs sous-traitants, il fallut attendre les recherches de François de Saverte puis de Pierre Verlet et enfin d’un élève de ce dernier, J.P. Baroli, pour découvrir, en 1959, l’identité de l’ébéniste qui se cachait derrière ces quatre initiales !
Ce 15 mars 1973, Bernard van Risen Burgh était donc identifié depuis quatorze ans et déjà reconnu comme l’un des plus importants ébénistes de son temps. En légende, les experts de la vente rapportaient qu’une commode analogue appartenait à S.M. la reine d’Angleterre ; on découvrira par la suite qu’il en existe sept variantes. L’estimation de 550 000 francs fut pulvérisée et dépassa le million de francs. L’audacieux antiquaire parisien, qui s’en était porté acquéreur, la présenta photographiée en pleine page dans la revue de prestige, L’Œil, en mai 1981, avec pour seule légende : «Une des plus belles commodes du monde, époque Louis XV, en ancien laque du Japon – estampillée BVRB», aucune autre indication ne figurait sur la publicité. Elle trouva preneur chez un marchand new-yorkais qui l’exporta aux États-Unis sans aucune difficulté. Celui-ci la présenta sur le marché américain puis confia son stock, dont cette commode, à la maison de ventes aux enchères, Christie’s, en 1998. L’expert du mobilier français, Patrick Leperlier, s’aperçut que le numéro d’inventaire figurant sur la traverse haute au dos du meuble correspondait à un numéro du mobilier royal. La commode n’était plus seulement une des plus belles commodes du monde de BVRB mais devenait la commode livrée, le 23 janvier 1745, au château de Versailles par le marchand mercier Hebert pour la chambre de la Dauphine, Marie-Thérèse-Rafaëlle, fille de Philippe V d’Espagne, à l’occasion de son mariage avec le fils aîné de Louis XV.
Cette heureuse découverte porta la fourchette de l’estimation de 22 à 34 millions de francs. Cependant, des informations très contradictoires circulèrent, avant la vente du 24 novembre 1998, sur l’authenticité du numéro d’inventaire porté à l’encre : la commode ne trouva donc pas d’acquéreur. Cette anecdote illustre la fragilité de la cote d’un meuble d’exception.
Détail du décor en bronze doré du tiroir central. Commode de la bibliothèque de Louis XVI
du Château de Versailles.
Estampille de J.H. Riesener.
2.4. Une commode à sa place
La commode française la plus chère au monde.
La maison de ventes et son expert prirent une revanche historique en présentant les 8 et 9 juillet 1999 à Londres, une commode estampillée du plus célèbre ébéniste de Louis XVI : Jean-Henri Riesener8. Initialement livrée pour le cabinet intérieur du roi à Fontainebleau, Patrick Leperlier découvrit qu’elle avait été transportée, peu de temps après, dans la bibliothèque de l’appartement privé du roi à Versailles. Cette bibliothèque revêt un caractère historique unique car elle fut la seule pièce que le jeune roi s’autorisa à transformer au goût moderne. Goût qui deviendra plus tard le style Louis XVI.
Par prudence, l’estimation de cette commode fut placée entre 15 et 25 millions de francs. Elle fut adjugée 77 millions de francs ! Grâce aux efforts conjugués de l’État français, de l’association des Amis de Versailles, de la Fondation Versailles et de Mme Pinault, cette œuvre de Riesener a depuis réintégré sa place d’origine.
Quel expert aurait pu prévoir un tel succès…après la précédente déconvenue ?
Si aujourd’hui les historiens ont effectué de remarquables études, sur les ébénistes du XVIIIe siècle français, en identifiant les productions, les estampilles et la clientèle, il reste encore aux experts à vérifier constamment l’authenticité des meubles, de leurs parures de bronze, de leurs décors en marqueterie ou en laque, des marques et des estampilles. Le mobilier courant est évalué aisément en fonction de son intérêt et de son état.
Quant à fournir une estimation précise de l’exceptionnel, l’expert n’est pas devin…
Marques au fer : les trois fleurs de lys et la couronne dans l’ovale indique un domaine Royal, les lettre E.C. correspondent aux Ecuries de Compiègne.
Marque au fer de l’estampille de B.V.R.B.
Inscription figurant sur la traverse haute au dos de la commode du numéro d’inventaire du château de Versailles. Analysée à Londres et au Laboratoire des Musées de France, l’encre est identique à celle prélevée sur d’autres meubles de provenance royale. Idem pour le graphisme des caractères.
NOTES
1. | Concernant les boiseries, escaliers, charpentes, etc. |
2. | B. Pallot, L’Art du siège au XVIIe siècle, ACR Gismondi Éditeurs. |
3. | Spécialiste pour les sièges. |
4. | Spécialistes pour les ébénistes. |
5. | Ouvrage paru aux éditions Faton, en 1994. |
6. | La rédaction remercie M. Patrick Leperlier d’avoir autorisé la publication des photographies des deux commodes. Clichés Christie’s. |
7. | Ce terme désigne les décorateurs d’aujourd’hui. |
8. | Allemand de naissance, J.-H. Riesener s’installa à Paris chez le Maître Oeben. Il termina le bureau à cylindre du roi Louis XV au décès de son employeur, puis repris l’atelier et se maria avec la veuve. Ses productions de goût moderne, riches et élégantes plurent à la reine Marie-Antoinette, qui en fit son fournisseur de prédilection. |