I – Le point de vue de l’expert par Gilles Perrault
702. L’expertise des objets et œuvres d’art est une activité en constante évolution. Si, depuis l’antiquité jusqu’au « temps modernes », elle consistait à l’observation visuelle par un érudit ou, pour les objets, par l’examen technique d’artisans seuls détenteurs « des secrets des métiers », cette pratique a bien changé. Activité sporadique jusqu’au XVIIIe siècle, elle s’est développée selon les spécialités pour aboutir au XXe siècle à une activité à part entière, régulant le marché de l’art.
Les formations initiales des experts d’art
703. Les formations initiales de l’expert dans le domaine artistique sont aussi variées que l’art ancien ou moderne. Elles comportent des spécialités délimitées par ateliers de production, par régions, pays, époques, écoles, en Occident comme partout ailleurs dans le monde.
Certains experts sont des autodidactes émérites, d’autres des historiens de l’art, d’autres des techniciens, d’autres des scientifiques.
Ces formations de base conduisent les plus passionnés à devenir expert judiciaire pour apporter leur pierre à la cathédrale de la connaissance humaine. Ils postulent alors pour être admis sur une liste de cour d’appel et pour se mettre au service de la justice.
Les experts autodidactes
704. Ces experts sont devenus le plus souvent d’éminents spécialistes dans une spécialité artistique extrêmement réduite, étudiée avec passion pendant des décennies. C’est le cas de certains collectionneurs, de marchands d’art spécialisés, d’auteurs de catalogues raisonnés, ou des héritiers en charge de la défense de l’œuvre d’un parent, certains même bénéficiant du statut d’ayant droit.
Précisons que ces experts figurent rarement sur les listes des cours d’appel, tellement leurs compétences sont étroites et pointues. Cependant, en tant qu’éminents spécialistes, ils concourent souvent à l’œuvre de justice dénonçant des faux, se portant partie civile ou désignés comme sapiteurs.
Les experts marchands d’art
705. Les marchands d’art étaient le creuset des experts judiciaires au siècle précédent. La plupart avaient appris leur métier en observant des centaines d’objets ou œuvres d’art… L’« œil » aguerri, allié à de profondes connaissances historiques et une documentation patiemment collectée souvent exhaustive, leur permettait de donner un avis faisant autorité. De célèbres antiquaires éditèrent même des ouvrages de référence sur leur sujet de prédilection. Aujourd’hui, quelques marchands encore, issus de cette tradition, apportent leurs précieuses connaissances à l’expertise judiciaire.
Les experts historiens d’art
706. Les universités et les grandes écoles fournissent de nombreux historiens d’art qui, passionnés par un artiste ou un courant artistique, en deviennent l’expert patenté une fois leur doctorat édité.
Certains, dont les compétences sont suffisamment ouvertes à une époque ou un style, évoluent dans le marché des œuvres d’art. Co-auteurs de notices de catalogues de ventes spécialisées, révélant des sources historiques souvent inédites et passionnantes, ces historiens deviennent naturellement experts d’art et sont sollicités comme tels. Pour ceux qui n’ont pas choisi de faire carrière dans l’administration comme les conservateurs des musées, l’expertise judiciaire leur est ouverte. Notons que les conservateurs sont les experts des collections qu’ils gèrent et qu’occasionnellement ils sont désignés comme experts judiciaires dans leur spécialité, avec l’accord de leur hiérarchie, pour une mission précise.
Les experts commissaires-priseurs
707. Longtemps considérés comme experts généralistes en objets d’art, les commissaires-priseurs ont été admis à ce titre sur la liste des cours d’appel. Souvent titulaires d’un diplôme universitaire d’histoire de l’art en sus de leur préparation au concours national, ils possèdent une acuité indéniable pour « séparer le bon grain de l’ivraie » grâce aux milliers d’œuvres qu’ils étudient et trient pour les présenter au feu des enchères. Mais depuis les nouvelles obligations des SVV, l’activité des commissaires-priseurs se concentre beaucoup plus sur « l’art de vendre aux enchères » que sur l’expertise qu’ils laissent aux experts agréés.
Les experts techniciens d’art
708. À ne pas confondre avec les experts scientifiques, les experts techniciens sont issus de l’apprentissage des métiers d’art : comme les ébénistes, les fondeurs, les sculpteurs et les restaurateurs d’œuvres d’art.
Les membres de l’Académie royale à Rome recevaient déjà au XVIIe siècle la mission d’expertiser les œuvres destinées aux collections royales de Louis XIV.
Artistes peintres ou sculpteurs, leurs connaissances professionnelles étaient utilisées pour apprécier la qualité des peintures et l’authenticité des antiques grecs ou romains déjà abondamment pastichés…
Ces artistes ou maîtres artisans, rodés aux techniques, étaient sollicités lors des litiges judiciaires, concernant souvent des malfaçons dénoncées par les corporations.
Il était en effet courant qu’un artiste ou un maître ébéniste soit nommé expert pour une mission déterminée, par le lieutenant général (de police ou civil) du Châtelet à Paris. Il exécutait alors sa mission après avoir prêté serment, examinait l’objet du litige, entendait les parties et rendait son rapport écrit[1].
Forts d’un long apprentissage et d’une parfaite maîtrise des techniques anciennes et modernes concernées, certains techniciens se dirigent vers l’expertise et apportent leur précieux concours ainsi que des restaurateurs d’art dont sont issus quelques experts renommés.
Les experts scientifiques
709. Cette spécialité nouvelle n’est pas toujours clairement comprise. L’expertise scientifique des objets d’art a vu le jour à la fin du XIXe siècle par l‘analyse des composants, les examens à la lampe de Wood (UV) et la radiographie aux rayons X.
Les premiers laboratoires d’État firent leur apparition en Europe avant la Seconde Guerre mondiale, en Italie, en Belgique, à Paris. Ce n’est vraiment qu’après 1950 que des structures institutionnelles importantes se développèrent.
710. En France, sous l’impulsion d’André Malraux et sa directrice Madeleine Hours, le laboratoire du musée du Louvre se fit connaître du grand public par quelques coups d’éclats médiatiques : l’examen du Sarcophage de Toutankhamon ou la restauration de la Momie de Ramsès II, réalisés lors de leurs venues à Paris en 1967 et 1976.
Le pas était donné pour instaurer l’idée d’étudier systématiquement toutes les œuvres importantes des collections des musées de France, des acquisitions et même des œuvres transitant dans une exposition sur le territoire national. La connaissance scientifique des artistes célèbres prit son envol et certaines conclusions disqualifièrent des attributions.
Les catalogues des expositions se firent l’écho de ces découvertes et certains commissaires d’exposition, principalement des conservateurs de musées, y inclurent des clichés radiographiques montrant des œuvres sous-jacentes ou des repentirs ainsi que des coupes stratigraphiques des couches picturales.
711. Dans les années 1980, cette science prometteuse était cependant encore réservée aux œuvres appartenant aux institutions, à quelques exceptions judiciaires près.
Les acteurs du marché de l’art restaient résolument hermétiques à cette intrusion qui risquait de remettre en cause nombre d’attributions et ce qui fut le cas. De ce fait, il fallut passer le cap du troisième millénaire pour que de jeunes ingénieurs s’imposent depuis une dizaine d’années dans l’expertise privée puis judiciaire.
712. Le développement exponentiel des moyens scientifiques mis à notre disposition est très prometteur. Des analyses permettant de dater, par radiocarbone les éléments organiques d’une œuvre (bois, or, ivoire) ou par thermoluminescence la cuisson d’une terre cuite, deviennent usuelles et même indispensables.
Leur arsenal ne cesse de croître tant en qualité qu’en nombre, ainsi que leur divulgation auprès du public. De sorte que la preuve scientifique est recherchée comme la vérité absolue dans les litiges, mais de là à la substituer à l’expertise stylistique et technique traditionnelle, il y a un pas trop facile à franchir… que j’aborderai ensuite.
La vocation des experts d’art
713. Pour quelle raison devient-on expert d’art ? D’abord par passion des beaux objets ; pour aller au plus profond de leur étude historique, stylistique, technique ; mais aussi pour l’attrait d’une enquête ; le plaisir d’approfondir ses connaissances chaque jour, de découvrir et faire renaître une œuvre : d’apporter sa pierre à la cathédrale de la connaissance ou tout simplement pour l’amour du beau ; la contemplation des œuvres ; le plaisir de les côtoyer, de s’en imprégner et pénétrer dans les méandres de l’Histoire.
714. Être expert de justice, c’est d’abord apporter son concours à la manifestation d’une noble tâche : la recherche de la vérité des faits. Mais c’est un autre monde que celui de l’étude sereine et captivante de l’art. C’est sortir du plaisir qu’il procure et se confronter, bien malgré soi, à la vaste comédie humaine où les œuvres sont ballottées par des divorces, des héritages, des vols, des escroqueries ou parfois même s’avèrent être des faux créés par des artistes bafoués, avides de revanche ou d’argent.
715. L’expert d’art qui se met au service de la justice en postulant sur une liste de cour d’appel, entre dans le monde des conflits au détriment de sa tranquillité. Pendant sa mission, indépendamment de l’étude de l’objet litigieux, il doit veiller à faire respecter le contradictoire selon les règles en vigueur des procédures pénales, civiles ou administratives.
716. Si l’œuvre n’entre pas dans ses compétences, il doit bien évidemment se déporter. Car le domaine artistique est si vaste : de l’archéologie aux temps actuels, couvrant toutes les régions du globe, dans des matériaux si variés, que nul expert ne peut l’appréhender dans sa totalité. D’où la difficulté de trouver l’expert compétent professionnellement, inscrit sur une liste de cour d’appel et, de plus, indépendant des parties en cause.
717. Ceci n’est pas toujours évident car l’expert judiciaire étant un grand professionnel dans sa spécialité, il en connaît la plupart des acteurs… Aussi, lorsqu’il a eu, même dans un passé lointain, des relations amicales ou d’argent avec l’une des parties, il doit songer à se déporter et s’en ouvrir auprès des parties ou du magistrat s’il est indécis.
L’étroitesse du monde de l’art oblige donc de nombreux experts à refuser une mission, pourtant de leurs compétences, même si elle échoit à un expert inscrit dans une spécialité connexe.
Les particularités de l’expertise des objets d’art, tableaux et mobiliers importants.
718. Jusque dans les années 1990, l’expertise des meubles, tableaux et objets d’art étaient principalement l’apanage d’érudits et d’historiens pour le volet stylistique et, pour la partie technique, d’artisans spécialisés dans la restauration des tableaux, meubles et objets d’art. La diffusion des catalogues en couleur au xxe siècle permit aux historiens d’art d’affiner leur connaissance des œuvres et objets d’art. La réalisation des catalogues raisonnés donna à leurs auteurs une vision chronologique et détaillée de l’œuvre d’un artiste, allant même jusqu’à pouvoir exclure des œuvres attribuées ou en inclure de nouvelles.
L’exclusion d’une œuvre d’un artiste renommé, se traduisant par une perte de valeur importante, fut et l’est encore, l’objet de nombreux recours judiciaires. L’expert missionné se retrouve alors comme un arbitre, entre le spécialiste incontesté de l’artiste et l’amateur d’art, ou le marchand, souvent très au fait de la manière de l’artiste.
L’expert judiciaire se doit donc d’avancer prudemment dans son expertise en recueillant les avis et arguments de chaque partie, en se gardant de tout a priori. Il doit avoir le courage d’être neutre, de se positionner au-dessus des conflits et de ne prendre en considération que les faits et rien que les preuves matérielles.
719. Hélas, ce n’est pas toujours le cas, certains se laissent influencer par l’aura d’une partie. L’expert qui commence sa mission avec un a priori favorable face à la notoriété d’une institution judiciaire ou muséale, ou d’un auteur d’un catalogue raisonné, ou pire d’une rumeur – n’est pas digne de participer à l’œuvre de justice. Ceci reste heureusement rare, mais mérite d’être souligné et combattu sans relâche.
On ne le répétera jamais assez, l’expert judiciaire doit aborder une expertise en toute neutralité intellectuelle, sans aucun parti pris : l’indépendance d’esprit étant aussi de douter des évidences, mêmes édictées par ses confrères.
Il ne doit également pas donner un avis tranché trop hâtivement, car il convient de respecter celui qui se trompe en lui démontrant la cause de cet avis afin qu’il fasse le deuil de ses illusions perdues.
Rien ne sert de jouer les pourfendeurs de faux à la lame acérée, il est préférable d’expliquer posément et de manière didactique, preuves à l’appui, la raison de cet avis. L’expert imbu de son pouvoir, qui ne s’explique pas au cours de l’expertise, détourne le conflit à son encontre et en augmente inutilement la portée. Alors que le temps de l’expertise doit aussi être mis à profit pour essayer de résoudre les divergences matérielles et apaiser le débat.
720. Autre évidence qu’il convient de rappeler : lorsque l’expert judiciaire a besoin de se concentrer, seul, sur l’œuvre dans son cabinet, il s’applique à noter toutes ses observations pour les transmettre aux parties lors de la réunion contradictoire suivante.
L’indépendance de l’expert judiciaire
721. L’indépendance d’esprit de l’expert judiciaire va jusqu’à douter des évidences, tout vérifier même au-delà des pièces communiquées et se garder de l’emprise des rumeurs…
Les rumeurs ont un impact très négatif sur la neutralité de l’expert, lorsqu’un artiste ou un galeriste est étiqueté comme « faussaire ». Véhiculées ou non par voie de presse, elles alimentent abondamment le monde feutré de l’art. Elles excitent les crédules et jettent un discrédit sur une œuvre qui devient invendable.
Bien sûr, nous pensons tous « qu’il n’y a pas de fumée sans feu » mais le bon sens de ce dicton ne doit pas faire oublier qu’il n’est pas une vérité absolue : il existe bien des fumées issues d’aucune flamme.
722. Les rumeurs notamment dans les expertises pénales, principalement de contrefaçon, ont un effet délétère sur la clairvoyance de certains experts convaincus que tout ce qui a été saisi est faux. Or, un authentique tableau peut appartenir à un faussaire et être noyé dans sa production. Par expérience, j’ai constaté que tous les faussaires essayent d’échanger leur production avec des œuvres authentiques et qu’au moment d’une saisie, ils se gardent bien d’aider les policiers dans l’étiquetage des scellés. Si l’expert judiciaire se fait berner, le faussaire jubilera au tribunal.
Le sujet sur l’indépendance et même l’apparence d’indépendance vis-à-vis des parties est bien connu et suffisamment abordé dans de nombreux textes juridiques, qu’il n’est pas nécessaire de le développer davantage, car il est commun à tous les experts de justice.
La conduite particulière des expertises judiciaires en objets d’art
723. L’expert judiciaire adapte son comportement avec les parties, leurs avocats, les sapiteurs, les confrères.
Lors de la première réunion, les parties en cause se retrouvent pour la première fois depuis le début « des hostilités », souvent après avoir vainement tenté de régler à l’amiable le litige qui les oppose. Ces parties sont le plus souvent composées de personnes et non de société où d’administration, dont l’affect est exacerbé par l’obligation d’ester en justice et qui sont totalement néophytes des règles de procédures. Aussi, le choc des retrouvailles doit être parfaitement maîtrisé par l’expert judiciaire qui ne doit tolérer aucun débordement d’attitude ou de langage des parties et de leurs conseils. Les piques assassines, longtemps préparées, doivent être stoppées par l’expert judiciaire à chaque jet pour que la réunion ne dégénère pas en bataille chaotique.
Ce n’était pas l’avis d’un éminent confrère parisien qui préconisait dans les années 1990, de laisser les parties vider leur rancœur, frôlant le pugilat, lors de la première réunion… Autre temps, autres mœurs… Aujourd’hui cette attitude passive de l’expert judiciaire risquerait d’être interprétée comme une faiblesse.
724. Il est important d’expliquer aux parties que l’expert de justice comprend cette tension mais qu’il n’est pas là pour apprécier les différends émotionnels : les faits, rien que les faits… Il ne doit jamais hésiter à rappeler qu’il ne peut prendre en considération que les éléments techniques se rapportant à la résolution du litige et rien d’autre…
Pour ce faire, l’objet du litige doit être physiquement présent au cours des réunions d’expertises, devant toutes les parties et leurs conseils dûment convoqués. Bien évidemment il convient de poser la question essentielle : « Reconnaissez-vous l’œuvre objet de la procédure ? » et consigner la réponse positive dans le compte-rendu de la première réunion. En cas de réponse négative, même d’une seule partie, ce premier écueil devra être résolu avant de continuer l’expertise.
725. La posture de l’expert judiciaire doit être parfaitement neutre, sans démonstration d’aucune émotion. Les experts dans le domaine artistique sont souvent d’une sensibilité plus élevée que dans d’autres domaines et, je pense, doivent toujours contenir leurs premières émotions devant l’œuvre… Toute réaction trop rapide sera interprétée par les parties et reprochée si l’expert change d’avis…
Certains confrères en découvrant l’objet du litige donnent des avis tranchés « au premier coup d’œil », pensant démontrer par là qu’ils sont infaillibles et d’un niveau de connaissance bien supérieur aux parties.
726. L’expérience prouve que lorsque cet avis immédiat est contraire à celui d’une des parties, elle ne l’accepte pas. Si l’expert ne prend pas le temps d’étudier la pièce et de développer sa réflexion avant de se prononcer, la partie qui s’est trompée se vexe et se sent lésée alors que l’autre jubile.
Ceci ne génère que de l’animosité envers l’expert judiciaire et envenime le débat, qui s’écarte du but de la mission. Il convient donc avant de dévoiler « sa première impression », que les parties guettent fébrilement lors de la première réunion, de se garder de toute parole ou mimique…
727. En respectant ainsi les erreurs des uns, sans les accabler, le débat s’ensuit dans une certaine quiétude, l’idéal étant que le résultat de l’expertise soit si bien démontré, que les parties en soient d’accord et remercient l’expert judiciaire… La réalité est souvent bien différente. Certains faussaires, comme le fameux Guy Hain, assurant à la barre en correctionnel, que « les vrais faussaires… sont les deux experts judiciaires ! » Ou encore lorsque les experts inscrits sur une liste de cour d’appel, choisis pour la défense d’une des parties qui s’opposent, n’acceptent pas d’être désavoués par leur confrère missionné par le juge et lui en tiennent rigueur.
L’expert judiciaire doit veiller aussi à un certain équilibre des chances entre une partie inhabituée au théâtre judiciaire (ou sans connaissance artistique, comme des particuliers ayant hérité d’objets inconnus) et les professionnels.
728. Les néophytes ne savent pas trouver les informations techniques nécessaires à leur défense. L’expert judiciaire les guide en leur donnant les clés nécessaires devant les autres parties et cherche lui-même des éléments trop difficiles d’accès en usant de son autorité auprès des bibliothèques et administrations concernées. Ceci au nom de la constante défense de l’équité et de la vérité… L’expert judiciaire n’hésite pas à partager ses connaissances pour résoudre le litige qui oppose les parties en subvenant si nécessaire à leurs carences, bien que ce ne soit pas une obligation. Son objectif principal demeure d’apurer le débat technique en établissant la vérité des faits. Cependant, le doute étant l’un des composants du principe de précaution dévolu aux experts judiciaires, il se peut qu’une expertise ne débouche pas sur une conclusion tranchée. Il convient que la démonstration de l’expert judiciaire soit limpide pour que les parties et le magistrat puissent en tirer toutes les conséquences.
Science sans conscience
729. C’est ici que je rebondis sur le scepticisme qui me préoccupe depuis quelques années sur les conclusions expertales de résultats scientifiques. Alors que j’ai été l’un des précurseurs enthousiastes, depuis mon départ en 1984 des musées de France, à promouvoir l’utilité des examens et analyses scientifiques dans l’expertise des œuvres et objets d’art, je déplore parfois certaines conclusions erronées. Les scientifiques n’ont pas toutes les connaissances techniques et historiques requises pour conclure, seuls, à l’authenticité d’une œuvre.
Il m’apparaît de plus en plus que les « vérités scientifiques » ne reflètent pas toujours, sans faille, la « vérité historique » d’une œuvre d’art.
730. Mon premier constat, alimenté par des affaires vécues, est qu’il faut toujours mesurer, du moins prendre en considération, non seulement l’erreur humaine mais surtout le taux de fiabilité de l’examen ou de l’analyse.
Nous croyons tous à la science. Elle fait avancer la connaissance et nous rassure, car les scientifiques sont des professionnels rigoureux qui observent des protocoles dont la fiabilité est constamment évaluée. Certes, ceci est exact dans l’industrie ou des protocoles précis sont validés par des centaines, voire des milliers d’essais. Comparées à ces process, l’expertise scientifique dans le domaine artistique est empirique car il s’agit, presque toujours, d’étudier un cas unique.
Chaque découverte scientifique utile à l’expertise artistique suscite son lot d’espoirs et de certitudes que la pratique et l’expérience affine pour correspondre au plus près à la réalité des faits.
Les examens, sous rayonnements dans le spectre des ultraviolets ou des infrarouges ou des rayons X (radiographie, tomographie), dévoilent une image non visible à l’œil nu. Cette image est fiable à 100 %. Bien qu’elle ne révèle pas automatiquement toutes les transformations subies dans la matière, elle a le mérite de renseigner sans rien inventer.
Les analyses, en revanche, peuvent être sujettes à caution selon la qualité de l’échantillon (est-il bien d’origine, non modifié par des agents extérieurs ? etc.), la quantité prélevée, la procédure utilisée et l’interprétation des résultats. Il convient donc toujours de vérifier ces aléas avant de certifier le résultat scientifique.
Par exemple, la vulgarisation des analyses élémentaires des alliages des bronzes dorés des objets d’art et du mobilier a fixé comme limite pour le xviiie siècle français, certains pourcentages. Or, au vu des études actuelles, il apparaît que les données, trop vite jugées représentatives par certains, ne l’étaient que sur un échantillonnage embryonnaire, comme seulement 11 bronzes du xviiie siècle, confronté à l’ensemble de la production française et à la multitude de fondeurs œuvrant à la même époque : 843 maîtres recensés à Paris, en 1786, pour le paiement d’un impôt appelé « Capitation »[2]. Il paraît plus qu’hasardeux de considérer une seule étude comme une banque de données.
Autre exemple : une terre cuite datée du premier millénaire après Jésus-Christ, par thermoluminescence, peut être un faux récent réalisé avec des fragments de murs (en terre cuite de cette époque) réduits en poudre, ou sculpté dans la masse d’une brique pleine.
De nombreux autres exemples nous confirment que la déduction hâtive d’un résultat scientifique peut être une contre-vérité.
Le contrôle scientifique n’est pas toujours aussi probant que nous le souhaiterions et les termes évasifs qui accompagnent certains résultats peuvent être déroutants pour les acteurs au procès. Ils « proposent », « suggèrent », « dirigent vers » une solution et, de fait, trahissent un pourcentage non formulé d’incertitudes.
Estimation des œuvres
731. L’enjeu d’une expertise judiciaire d’une œuvre d’art est considérable. Ses conclusions auront de fortes conséquences sur l’œuvre elle-même et donc pour l’histoire de l’art mais également sur sa valeur pécuniaire.
Le domaine artistique a toujours émerveillé les amateurs, généré des flux financiers hors du commun, fait rêver les foules et… les faussaires qui depuis les temps les plus reculés, ont toujours existés.
Fort de leur bagage intellectuel ou technique et de leur aptitude à explorer les archives, les experts d’art toujours pugnaces apportent d’abord leur précieux concours aux découvertes d’œuvres disparues d’artistes célèbres[3], comme en 2019 : Cimabue, Caravage, Giacometti, Brancusi…
732. Souvent le magistrat ordonne dans la mission d’évaluer l’œuvre litigieuse qu’elle soit originale ou fausse et sa perte de valeur si elle a été dégradée. L’expert d’art exfiltré de son corps de métier se retrouve donc confronté aux fluctuations financières des œuvres incriminées. Certes les évaluations sont facilitées aujourd’hui par les banques de données mises en ligne sur la toile, mais sont sujettes à de nombreux aléas : le prix réel d’une œuvre restant toujours celui de sa cession à un moment donné dans un contexte donné. Il est également différent selon que l’œuvre soit achetée en salle des ventes ou chez le marchand qui la revend ensuite. Ajoutons à cela, qu’une œuvre qui n’a pas trouvé acquéreur peut trouver preneur à un montant plus élevé, à une date ultérieure. L’inverse peut se produire aussi. Une œuvre achetée à un prix élevé dont l’intérêt chute ensuite, subit une décote importante.
Il va de soi que si l’œuvre est un multiple comme un tirage en bronze et que d’autres similaires sont passés en salles des ventes, l’estimation de l’œuvre litigieuse est assez juste.
733. En tout état de cause, c’est « l’offre et la demande » qui dirigent la cote des œuvres. Si la demande est plus importante que l’offre disponible, les prix auront tendance à augmenter surtout si l’œuvre est rare et l’intérêt mondial. Une œuvre « muséable » suscite toujours une cote soutenue. À l’inverse, nombre de petits-maîtres de la peinture française ou du mobilier authentique mais courant, qui ont perdu l’intérêt de la classe moyenne, se trouvent aujourd’hui à des prix sans cesse décroissants par rapport au siècle précédent.
734. Enfin « la valeur de remplacement » qui est requise lors d’un litige après sinistre ou vol est toujours sujette à de grandes discussions entre les propriétaires et les experts des assurances si l’objet est atypique ou unique. L’expert judiciaire requis pour éclairer le juge ne peut pas se contenter de factures d’achat des œuvres ou objets d’art et d’une décote d’utilisation comme pour l’ensemble des biens assurés… Certains objets d’art prennent de la valeur, d’autres pas, il se doit aussi de signaler si leur remplacement est aisé ou impossible ou s’il faudra attendre des années avant d’en trouver des similaires et dans quel pays pour les plus rares…
En conclusion
735. Le dénominateur commun des quatre formations qui mènent à l’expertise des objets d’art est la passion. C’est elle qui nous pousse à la recherche de l’excellence, nous permet d’absorber des heures et des heures, et encore des heures de recherches sans faiblir, pour aboutir à une conclusion fiable…
Cette motivation conduit le connaisseur, « le sachant » en terme judiciaire, qu’il soit marchand spécialisé, l’historien, le restaurateur ou le scientifique, à être reconnu de ses pairs, appelé à donner son avis, puis dirigé naturellement sur le chemin de l’expertise privée, avant d’aboutir à l’expertise judiciaire.
On ne naît pas expert de justice, on le devient par passion de la vérité, après un parcours élitiste dans sa spécialité artistique.
Extraits du Guide pratique de l’expertise de justice (Pages 519 à 528)
Sous la direction de Jacques Lauvin et Jean-Christophe Caron, la bibliothèque de l’avocat 2021, éditions LGDJ.
[1] Pierre Verlet, Les bronzes dorés français du xviiie siècle, Éditions Picard, 2003, p. 451 à 453.
[2] Rapports d’experts 1712-1791, publiés par Georges Wildenstein en 1921, extraits du fonds du Châtelet aux archives nationales, éd. Les Beaux-Arts.
[3] Cimabue, Le Christ moqué, adjugé 24 M€, Hôtel des ventes de Senlis SARL, 27 oct. 2019 Senlis, lot 87, expert Éric Turquin ; Caravage, Judith et Holopherne c.1607, estimation 100 M€, expert Éric Turquin ; Giacometti, Vase aigle, vente Sotheby’s, lot 51, 25 juin 2020, adjugé 1,45 M€, expert Gilles Perrault, Comité A. Giacometti ; Brancusi, Tête du Premier cri, estimation 14 M€, expert Gilles Perrault, F. Teja-Bach.